Tunisie: la rue chasse Ben Ali

L'état d'urgence est décrété dans l'ensemble du pays. Le président fuit après 23 ans de règne. Obama salue le «courage et la dignité» des Tunisiens.

"Crise dans le monde arabe" - Tunisie 2010


Marco Bélair-Cirino - L'homme fort de la Tunisie, Zine el-Abidine Ben Ali, a pris la poudre d'escampette, hier, après 23 ans de règne sans partage, devenant ainsi le premier dirigeant d'un État arabe à abandonner le pouvoir sous la pression de la rue.
M. Ben Ali s'est rendu à Jeddah en Arabie saoudite, a fait savoir l'Agence France-Presse, après avoir fui Tunis au terme d'un mois d'une contestation populaire que les Tunisiens ont eux-mêmes appelée «Révolution du jasmin», et qui a été réprimée dans le sang au prix de plusieurs dizaines de vies.
Plusieurs rumeurs avaient précédemment fait état de l'atterrissage de l'avion transportant le président en fuite à Malte, puis en Italie... et même à Montréal. Son gendre, Sakher el-Materi, puissant homme d'affaires, et sa fille Nesrine Ben Ali ont acheté, en 2008, une demeure cossue à Westmount. L'appareil s'est toutefois posé à Jeddah.
«[Ben Ali est] le premier chef d'État arabe amené à fuir le pouvoir sous la pression populaire», a souligné sur France 24 le directeur de recherche à l'Institut d'études politiques de Paris, Zaki Laidi. «C'est quand même un événement colossal dans une région du monde qui se caractérise par une longévité non démocratique des régimes», a-t-il ajouté.
Le premier ministre sortant, Mohammed Ghannouchi, a précisé à la télévision qu'il assumait les fonctions de chef d'État par intérim en vertu d'un décret signé par M. Ben Ali avant son départ.
Sur un ton grave, M. Ghannouchi a lancé un appel à l'unité: «J'appelle les Tunisiens, toutes sensibilités politiques et régionales confondues, à faire preuve de patriotisme et d'unité.» Il s'est également engagé à respecter la Constitution.
Économiste réputé, technocrate, il est surnommé «l'ordinateur de la Tunisie» en raison de sa connaissance des rouages économiques. Ceux qui l'ont côtoyé le décrivent comme une personnalité charismatique sachant communiquer, mais dénuée de toute ambition politique. Il aurait d'ailleurs envisagé de tourner le dos à la politique, l'année dernière, et de grossir les rangs d'une institution financière, selon certains médias.
Lors d'une entrevue accordée hier à la chaîne de télévision privée Nessma, le journaliste s'est adressé à lui en l'appelant «M. le président», mais M. Ghannouchi l'a immédiatement repris: «Pas M. le président; je préférerais que vous m'appeliez premier ministre.»
Deux dirigeants de l'opposition, le chef du Forum démocratique pour le travail et les libertés (FDTL, légal), Mustapha Ben Jaafar, et le chef historique du Parti démocratique progressiste (PDP, légal) Néjib Chebbi, ont déclaré hier soir à l'Agence France-Presse être prêts à collaborer avec M. Ghannouchi.
Joie et prudence
Le président des États-Unis, Barack Obama, a salué le «courage» et la «dignité» du peuple tunisien et a appelé, tout comme Londres, le chef d'État intérimaire à organiser des élections «libres et justes», et ce, dans «un proche avenir».
Le gouvernement français, qui a pris «acte de la transition constitutionnelle» en Tunisie, «ne souhaitait pas» la venue sur son sol de M. Ben Ali, a indiqué une source à l'AFP, expliquant notamment cette décision par le risque de mécontentement de la communauté tunisienne dans l'Hexagone.
À Montréal, des dizaines de membres de la communauté tunisienne ont laissé éclater, hier, une joie teintée de prudence. «[Je veux] dire merci du fond du coeur au peuple tunisien pour tous les sacrifices qu'il a faits pour atteindre cette étape historique vers la liberté, la démocratie et la dignité du peuple», a affirmé Malek, réuni avec des dizaines de personnes dans un local du centre-ville, la plupart les yeux rivés sur un écran d'ordinateur portable, suivant attentivement les dernières dépêches des agences de presse provenant de Tunisie, mais également les dernières entrées sur les pages Facebook de leurs amis. «Une chose est certaine, la peur s'en est allée, la peur qu'on a intériorisée depuis 23 ans, elle est partie. Jamais je n'ai vu autant de personnes s'exprimer librement», a ajouté Sonia.
Le Canada accueille 17 000 Tunisiens, dont 65 % vivent au Québec, selon les estimations de l'ambassade de Tunisie au Canada.
À Tunis, sous couvre-feu, des tirs d'armes automatiques ont résonné en début soirée avant de cesser totalement vers 22h. Les habitants étaient cloîtrés chez eux dans une ville presque déserte et silencieuse.
Plus tôt, des habitants de plusieurs quartiers de Tunis ont signalé la présence de bandes errant dans les rues, incendiant des bâtiments et attaquant des personnes et des habitations, sans le moindre policier à l'horizon, a fait savoir Reuters.
Des coups de feu et des tirs de grenades lacrymogènes ont retenti dans le centre de la capitale tunisienne, enveloppée d'une fumée âcre et survolée par des hélicoptères. «C'est le chaos total ici», a déclaré Wael Bahrini, un habitant d'Ettahrir-Sup, un quartier de Tunis. Un jeune homme, Wissem, a renchéri: «C'est le désordre complet. Les familles sont effrayées.»
De nombreux témoins imputent ces violences à des miliciens du parti au pouvoir, mécontents de la fuite de Zine el-Abidine Ben Ali en Arabie saoudite.
Depuis le milieu de la semaine, le président de la Tunisie multipliait, sans succès, les annonces afin de mettre un terme à un mois d'émeutes et de manifestations violemment réprimées et durant lesquelles des dizaines de personnes ont été tuées.
Les manifestants exigeaient toujours le départ immédiat de Ben Ali, ne se satisfaisant pas de ses promesses de quitter le palais présidentiel au terme de son mandat en 2014.
Et hier, les choses se sont accélérées. Le gouvernement a décrété l'état d'urgence dans l'ensemble du pays avec un couvre-feu de 18h à 6h, l'interdiction des rassemblements et l'autorisation pour l'armée et la police de tirer sur tout «suspect» refusant d'obéir aux ordres.
Un peu plus tôt, le premier ministre, cité par l'agence officielle TAP, avait indiqué que le président avait également décidé «dans le cadre des mesures [d'apaisement] annoncées jeudi, de limoger le gouvernement et d'appeler à des élections législatives anticipées dans six mois».
Mais ces annonces n'ont pas altéré la détermination des manifestants. De violents heurts ont opposé dans l'après-midi manifestants et policiers antiémeutes.
La révolte contre le pouvoir avait commencé après le suicide, mi-décembre, de Mohamed Bouazizi, un des nombreux diplômés chômeurs du pays, empêché d'exercer comme marchand ambulant par les forces de l'ordre. Les émeutes ont progressivement pris une tournure politique, se sont étendues à tout le pays et gagné la capitale.
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D'Après l'AFP, AP et Reuters
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