Héroïque peuple tunisien

Il a fallu qu'un jeune homme, chômeur diplômé, de Sidi-Bouzid, une petite ville reculée du centre du pays, s'immole dans un geste de désespoir et meure pour que toute la colère, la misère et le dégoût des Tunisiens se déversent dans les rues du pays.

"Crise dans le monde arabe" - Tunisie 2010


Monia Mazigh - En 1984, lors des émeutes du pain qui ont ébranlé le régime essoufflé du Combattant suprême, Habib Bourguiba, président de la Tunisie de l'époque et «père» de l'indépendance, le peuple est descendu dans les rues pour réclamer une meilleure vie économique. Des voitures ont été incendiées, des pierres jetées, des vitres fracassées et, bien sûr, la police avait riposté en arrêtant les manifestants et en tirant des balles.
Comme à son habitude, Bourguiba, en usant de sa ruse, avait fait semblant de tomber des nues et de ne pas savoir que la hausse des prix du pain, du couscous et des pâtes alimentaires allait causer autant de grabuge. Il avait dit se souvenir qu'une fois le maire de Tunis lui avait raconté que les éboueurs prenaient dans leurs camions des sacs entiers de pains secs jetés par les ménages. Sa logique insinuait que le pain était tellement peu cher qu'on le jetait à la poubelle. Une petite augmentation des prix n'allait causer aucun mal! À l'époque, Bourguiba s'en était relativement bien sorti. Mais il avait fallu trois autres années pour qu'il soit déchu par son propre premier ministre: Zine el-Abidine Ben Ali.
Répression sans merci
Tout de suite après la prise du pouvoir, Ben Ali a promis toutes les meilleures choses du monde à la population tunisienne, lasse de 30 années de règne sans partage de Bourguiba. Il a promis de la justice, de la démocratie, des médias indépendants et des élections libres. C'était l'euphorie, on parlait de la Révolution du jasmin, une révolution tellement subtile qu'on se croyait dans un des cafés pittoresques de Tunis, un bouquet de jasmin à la main en train de siroter un verre de thé à la menthe.
Mais cette «douce révolution» s'est rapidement transformée en une répression sans merci. Aucun parti politique d'opposition n'y a échappé. Elle a commencé avec les islamistes, puis elle a englobé tous les mouvements de gauche, de droite, nationaliste ou panarabe, pour atteindre les dernières années les journalistes indépendants et les blogueurs. La Tunisie était devenue un État policier où une simple référence à la politique coupait court aux discussions entre amis et même dans les familles.
Le «miracle» économique
Mais la répression des droits civils et des libertés s'est accompagnée de l'ascension fulgurante d'une nouvelle classe mafieuse proche du pouvoir qui accaparait les richesses du pays et menait une vie extravagante qui contrastait avec la misère de la population et le sentiment d'aliénation et de marginalisation dans lequel plusieurs Tunisiens se sont retrouvés.
Personne ne pouvait faire changer d'avis le général, son clan et le parti au pouvoir. Bien au contraire, il est devenu le chouchou de plusieurs gouvernements occidentaux. La Tunisie devenait «le miracle économique» à suivre, surtout pour l'Algérie, pays voisin rongé par les problèmes économiques et la guerre civile, et pour la Libye, toujours considérée comme une sorte d'État voyou de la région.
Les chancelleries occidentales fermaient les yeux sur les prisons engorgées de prisonniers politiques, sur l'usage de la torture, sur la fermeture des sites d'information. Ben Ali est devenu un allié de taille pour les Américains dans la guerre qu'ils mènent contre le terrorisme en Afrique du Nord.
Le peuple ne pardonne pas
Les Français aussi ne voulaient pas trop fâcher leur ami Ben Ali, car après tout, il tenait le pays avec une main de fer, il faisait rouler l'économie, les touristes allemands et français pouvaient venir se faire bronzer sur les belles plages tunisiennes en toute tranquillité et surtout à bon marché. Tans pis s'il y a quelque dérapage; entre bons copains, on se pardonne!
Mais le peuple ne pardonne pas. Déjà, depuis les trois dernières années écoulées, plusieurs manifestations dans diverses régions éloignées du pays ont commencé à se faire entendre. Mais chaque fois elles étaient étouffées dans le sang et dans le mutisme et l'indifférence des médias gouvernementaux.
Il a fallu qu'un jeune homme, chômeur diplômé, de Sidi-Bouzid, une petite ville reculée du centre du pays, s'immole dans un geste de désespoir et meure pour que toute la colère, la misère et le dégoût des Tunisiens se déversent dans les rues du pays.
Acculé au pied du mur, Ben Ali s'est enfui. Mais ce n'est pas la fin de l'histoire. Aujourd'hui, le peuple tunisien a accompli un geste héroïque: il a montré au monde et surtout au peuple de la région que la démocratie est tout aussi importante que le pain. Le peuple tunisien n'a pas pris les armes, il a utilisé son courage, les cellulaires et les ordinateurs pour mener son combat.
Mais ce n'est pas la fin. Le départ de Ben Ali doit être suivi par la formation immédiate d'un gouvernement de coalition de toutes les forces politiques et de la préparation d'élections législatives et présidentielles anticipées. Cette fois, les gouvernements occidentaux ne doivent plus se tromper de bord: le peuple doit venir en premier, tout le reste suivra.
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Monia Mazigh - Doctorante en finance de la Faculté de gestion de McGill et militante pour les droits de la personne, l'auteure est originaire de la Tunisie


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