Toute ségrégation est-elle déraisonnable ?

Que des services comme les gymnases ou les bars soient diversifiés suivant des clientèles particulières, cela ne reflète pas nécessairement une pratique de mépris ou d'inégalité

Accommodements - Commission Bouchard-Taylor


À voir les multiples incidents qui surviennent en matière de «discrimination», plus d'un citoyen renoncera sans doute à attendre des «solutions». Toute une vaillante armée de comités, commissions et colloques s'y attaque, mais à peine une affaire est-elle réglée qu'il en survient deux ou trois autres. Nul pays, semble-t-il, n'est épargné. D'où la tentation d'en finir avec les arrangements, voire d'imposer à tout le monde un même code de conduite.
Au Québec, la Commission Bouchard-Taylor va bientôt se pencher sur les «accommodements raisonnables». En milieu scolaire, le Comité Fleury a entrepris d'examiner, outre cette question, celle de l'intégration culturelle. La Belle Province n'est pas seule, toutefois, à vouloir sortir de ces apparents dilemmes. Un peu partout surgissent des cas plus ou moins problématiques.
Ainsi, des huttérites d'Alberta peuvent, pour conduire un véhicule, avoir un permis qui ne portera pas de photo; ainsi en a décidé la Cour d'appel. Par contre, des musulmanes «voilées» du Québec devaient, à la dernière élection, présenter une carte d'identité où on les reconnaisse. Pourtant, la même liberté de religion et l'égalité de traitement sont reconnues dans les deux provinces.
Un tribunal d'Australie, apprend-on encore, permet à l'Hôtel Peel de Melbourne de réserver aux clients gais ses bars et clubs de nuit. Le propriétaire peut donc légalement en exclure hétérosexuels et lesbiennes. Mais à Montréal, un bar gai, le Stud, est blâmé par cette même communauté pour avoir refusé de servir une femme. Alors, justice en Océanie, injustice en Amérique?
Au Canada, des mosquées, par exemple, s'installent sans trop de problème avec le milieu avoisinant. En Suisse, toutefois, des élus veulent interdire à ces lieux de culte l'érection d'un minaret. Et voilà qu'ici même, d'aucuns s'indignent que les consommateurs aient à payer pour maints produits la certification «kascher», une prescription alimentaire judaïque.
La Grande-Bretagne, terre de tolérance, fait elle aussi face au choc des valeurs et des traditions. L'interdit de la légendaire chasse au renard y aura, bien sûr, divisé le royaume! Mais qui s'attendait à voir, en pays de Galles, des moines hindouistes s'opposer à l'abattage d'un taureau «sacré», porteur hélas d'une tuberculose.
Bien qu'aucun de ces pays ne manque de libertés reconnues ni de tribunaux pour les faire respecter, les lois et coutumes paraissent impuissantes à prévenir certains cas de discrimination ou, le cas échéant, à les résoudre. Se pourrait-il que d'autres lois, non écrites celles-là, s'appliquent, peu importe la justice ou l'ordre public?
Une énigme
Richard Martineau est chroniqueur au Journal de Montréal. Il s'étonne qu'après avoir ouvert aux femmes les tavernes des hommes, on permette aux femmes d'avoir des gymnases fermés aux hommes. Il s'est enquis de cette énigme auprès d'une chaîne québécoise spécialisée dans ces centres de conditionnement physique.
Selon le propriétaire, Alain Beaudry, «les gyms pour femmes seulement sont en pleine croissance en Amérique du Nord». Les permis se multiplient au Québec. «Les femmes voulaient se retrouver entre elles», explique-t-il. Pour s'entraîner sans subir la présence des hommes ou avoir à soigner leur apparence. Cette ségrégation leur éviterait des occasions prochaines de séduction ou de harcèlement.
Paradoxalement, ces femmes pratiqueraient la séparation des sexes, plus encore que dans une mosquée intégriste... Dans ce cas-ci, cependant, c'est le marché, «la loi de la demande», qui imposerait le développement d'établissements du genre. Mais imagine-t-on à Montréal un gymnase fermé aux femmes?
Quant aux bars de Melbourne «pour gais seulement», le droit de n'être pas soumis à des insultes homophobes ou à des agressions a été évoqué. Avec succès. L'hôtel Peel s'adresse spécialement à la clientèle gaie, explique Tom McFeely, son directeur. Et c'est pour garantir qu'elle s'y sentira «à l'aise» que les autres clientèles, même lesbienne, sont exclues.
Cette fois, c'est la persistance du rejet ou du mépris envers les gais qui justifierait là-bas cette discrimination en leur faveur. Preuve avait été faite d'incidents de harcèlement, d'hostilité et de violence. Pour la Commission des droits et d'accès à l'égalité de l'État de Victoria, la ségrégation est justifiée. Il ne manque pas de place ailleurs pour les clients hétérosexuels. Les gais aussi, dit-elle, ont droit d'avoir un endroit où se rencontrer «sans courir le risque d'être harcelés ou rabaissés».
Certains s'étonnent que des femmes, des gais ou d'autres minorités longtemps victimes de discrimination appuient à leur tour des attitudes d'intolérance. Donner accès à un service est une chose, le refuser en est une autre. Mais il n'y a pas que l'intérêt commercial ou la crainte de la persécution qui favorise ou autorise la ségrégation.
Fondamentalistes qui s'ignorent
La tentation de l'intégrisme renaît aussi, sous une forme ou une autre, dans les sociétés d'aujourd'hui. Si certains veulent vivre selon un code particulier, d'autres entendent imposer le leur à tout le monde. Ainsi, bien que la Déclaration universelle des droits de l'Homme et d'autres chartes du genre soient partout invoquées, des principes «fondamentaux» qui y sont consacrés restent bafoués par des «fondamentalistes» qui s'ignorent.
Au Québec, par exemple, l'idée est répandue qu'il faudrait imposer une seule et même école à tous les enfants, quels que soient le voeu de leurs parents ou leur héritage culturel. Ce serait l'unique manière de leur inculquer le savoir et la socialisation dont ils ont besoin. Pourtant, divers sont les régimes d'enseignement ailleurs. Aucun d'eux ne peut se targuer d'avoir trouvé le système idéal.
En même temps, des institutions qui pratiquaient une ségrégation hier jugée normale l'ont abandonnée depuis. Tel hôpital à vocation religieuse est maintenant ouvert aux patients de toutes croyances. Il en va de même pour plusieurs universités. Par contre, la diversité reste la règle dans les organisations du théâtre, du cinéma, de la littérature. Et partout on imagine mal la ségrégation ou l'exclusion dans l'accès aux moyens de communication comme le téléphone ou, désormais, Internet. C'est l'argent qui reste le principal élément de ségrégation.
En matière d'accès et de service, les institutions publiques et les établissements privés s'adressant au grand public ne sauraient faire de discrimination, sauf mesures positives pour mieux respecter l'égalité entre les gens. Mais si certains services ne se prêtent pas à la ségrégation des clientèles, d'autres le peuvent sans injustice pour quiconque.
Les Jeux olympiques, largement financés par des fonds publics, sont «exclusifs» à certains égards, tout comme les Jeux paralympiques. Certaines exclusions y seraient intolérables, mais non pas toutes. D'autres activités comportent, par leur nature même, une ségrégation. Les vieilles personnes ne se bousculent pas pour escalader l'Everest.
Des distinctions s'imposent donc. Ainsi, on ne saurait avoir deux réseaux de métro pour accueillir séparément l'un et l'autre sexes. Le transport en commun, pour des raisons de coût comme d'équité envers les usagers, accueille tout le monde. Il en va de même des routes, ce qui n'empêche pas d'accorder priorité aux services d'urgence.
Par contre, que des services comme les gymnases ou les bars, voire des hôtels et restaurants, soient diversifiés suivant des clientèles particulières, cela ne reflète pas nécessairement une pratique de mépris, de négligence ou d'inégalité envers les autres. Tous les privilèges ne sont pas inéquitables.
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redaction@ledevoir.com
Jean-Claude Leclerc enseigne le journalisme à l'Université de Montréal.


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