Thomas Jefferson et moi

Tribune libre

Le 18 novembre 2013, Jean-François Lisée et Bernard Drainville écrivaient dans le New York Times une lettre d’opinion, en réponse à Martin Patriquin, dans laquelle ils affirmaient que le Québec vivait son « instant Jefferson », faisant référence au projet de Charte des valeurs proposé par le Parti québécois. Dans les jours qui suivirent, plusieurs chroniqueurs ont critiqué une telle comparaison affirmant que les deux ministres péquistes faisaient preuve de prétention en comparant la Charte des valeurs à la pensée de Thomas Jefferson et que rien dans ses écrits ne permettait de penser qu’il aurait appuyé une telle Charte.
INTOLÉRANCE RELIGIEUSE
La cohabitation entre personnes de différentes cultures ou d’identités diverses est souvent bien difficile. Il y a dans la nature humaine une propension à la haine et à la négation de l’autre lorsque celui-ci est différent. L’histoire est parsemée d’exemples où la culture majoritaire persécute la culture minoritaire. Bien que de nos jours l’importance de la religion ait beaucoup diminué dans certaines sociétés, la religion a été et est encore aujourd’hui un élément important de la culture des peuples, sujet à la discrimination et à l’intolérance.
Notre propre histoire est marquée par l’intolérance religieuse et la discrimination des Canadiens français catholiques par les Anglais protestants. Le serment du Test, qui fut instauré en 1763 avec le traité de Paris, en est surement un des exemples les plus probants. Le but avoué de ce serment était d’exclure les catholiques des postes administratifs importants et des jurys. Des tensions étaient également présentes dans les Treize colonies entre les différentes confessions religieuses : calviniste, anglicane, luthérienne, catholique, juive, etc. Attaché aux droits de l’homme, Thomas Jefferson a donc rédigé le statut de la Virginie en matière de liberté religieuse en 1786 afin que la religion ne puisse servir de motif de discrimination et, plus largement, de négation de l’autre.
SCIENCE, LANGUE ET RELIGION
Bien qu’on se situe au Siècle des Lumières, la science était peu avancée à cette époque. Rappelons que Darwin ne présenta le mécanisme de la sélection naturelle qu’en 1859 ; Mendel ne publia ses travaux sur la génétique qu’en 1866 ; les théories de la relativité restreinte et générale d’Albert Einstein ne furent publiées respectivement qu’en 1905 et 1915 ; les bases de la mécanique quantique ne furent établies qu’au début du XXe siècle par une dizaine de physiciens ; avant 1923, la seule galaxie connue était la nôtre ; la théorie du Big Bang ne fut proposée qu’en 1927 par un certain Georges Lemaître et le rôle de l’ADN dans l’hérédité ne fut accepté qu’en 1952.
Discriminer un élément culturel comme la langue se résume à nier l’autre simplement parce que celui-ci est différent. À l’instar de la langue, la religion fait partie de la culture d’un peuple ou d’un individu, cependant elle se distingue de celle-ci sous un autre aspect. Sans nier que la spiritualité est une dimension importante de la vie pour beaucoup d’entre nous, la religion est, concrètement, un corpus de croyances qui peuvent être critiquées scientifiquement. Il était raisonnable de ne pas faire cette distinction à l’époque de Jefferson et d’assimiler la religion à un élément culturel parmi d’autres, mais deux siècles et demi plus tard, les progrès de la science nous permettent une tout autre perspective. Les croyances religieuses peuvent être critiquées, et cette critique ne doit pas être vue comme un rapport de domination de la culture majoritaire sur la culture minoritaire, non plus comme la négation de l’autre. Elle doit être vue comme une critique des croyances par la science qui, elle, est universelle. John Locke, duquel s’est sans doute inspiré Jefferson, affirmait que l’État n’a pas de légitimité suffisante en matière de conscience individuelle et que celle-ci ne peut être cédée rationnellement au contrôle d’un État. Si l’État seul ne peut bénéficier de cette légitimité, la science, elle, le peut.
LA CHARTE DES VALEURS
L’idée centrale derrière les écrits de Jefferson est que la religion ne doit pas être un motif de discrimination. L’intention est certes louable. La charte des valeurs, quant à elle, ne discrimine en rien les religions et n’empêche personne de travailler pour l’État. Elle exige seulement le respect de certaines règles. Ceux qui refuseraient de s’y conformer s’excluraient donc eux-mêmes de la fonction publique.
Thomas Jefferson serait-il en accord avec ces idées ? Nul ne peut le dire. Mais vous ?


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