Michael Ignatieff

Terre de nos aïeux

L'idée fédérale

Michael Ignatieff

Terre de nos aïeux : Quatre générations à la recherche du Canada,
Montréal, Boréal, 2009, 209 pages.
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Michael Ignatieff a vécu vingt-cinq ans à l’extérieur du Canada. Pour ses détracteurs au Canada anglais, particulièrement du côté conservateur, il y a là une faille à exploiter. Terre de nos aïeux vise à combler cette brèche, comme l’ont unanimement remarqué les commentateurs de l’ouvrage. Ignatieff y retrace l’histoire de sa lignée maternelle, celle des Grant, dont il représente la quatrième génération au Canada. Le livre peut ainsi être lu comme complétant le projet amorcé il y a vingt ans avec L’album russe (Boréal 1990), où Ignatieff racontait l’histoire de sa lignée paternelle, retraçant le parcours de son grand-père et de son arrière-grand-père à la cour des Tsars de Russie, puis de son père dans les hautes sphères des Affaires étrangères canadiennes. Il est sans doute ironique de voir ainsi Ignatieff devoir justifier sa canadienneté. Le lecteur peu familier avec les origines de Michael Grant Ignatieff découvrira au fil d’un récit à la fois léger et divertissant que l’histoire de la famille Grant suit de si près celle du Canada, qu’il est souvent difficile de distinguer ce qui appartient à l’une et à l’autre.
Le tout commence avec George Monro Grant, né dans le comté de Pictou en 1835 dans une famille écossaise récemment immigrée. Pasteur presbytérien et grand orateur, l’arrière-grand-père d’Ignatieff devient en 1866 l’un des principaux défenseurs de l’intégration de la Nouvelle-Écosse à la Confédération canadienne. L’homme s’associe par la suite à l’ingénieur Sandford Fleming qui aspirait à superviser la construction du chemin de fer transcontinental canadien. Les deux Écossais, portés par le même rêve de construire une Amérique du Nord britannique à l’échelle continentale, traverseront ensemble le Canada en 1872, repérant les obstacles susceptibles de se dresser devant les constructeurs du chemin de fer. Le rôle de Grant sera essentiellement celui d’un propagandiste. Il rapporte de son voyage un livre, Ocean to Ocean, qui connaîtra un grand succès et servira à la promotion du projet continental canadien. En 1877, George Monro Grant deviendra recteur de l’université Queen’s de Kingston, petit collège presbytérien qu’il transformera en université respectable, appelée à jouer un rôle central dans la formation de la fonction publique canadienne.
Dire de la famille Grant qu’elle est au cœur du Canada, c’est aussi dire qu’elle est au cœur du projet impérial britannique. Ce fut le cas pour George Monro Grant, qui voyagera à travers l’Empire et se fera, dans les dernières années de sa vie, le promoteur d’une fédération et d’un parlement impériaux. Ce sera également le cas de son fils William Grant, grand-père d’Ignatieff, qui vivra l’essentiel de sa vie au sein du microcosme impérial. Formé à Oxford, historien de profession, il deviendra professeur au Upper Canada College (UCC) de Toronto, collège privé voué à la formation de l’élite canadienne. Au Royaume-Uni, il participera aux travaux de la Roundtable, groupe de personnalités issues des quatre coins de l’Empire et défendant sa cause. William Grant mariera Maude Parkin, grand-mère d’Ignatieff, mais surtout fille de Sir George R. Parkin, cheville ouvrière des réseaux impériaux du début du siècle. Il est dommage d’ailleurs qu’Ignatieff n’ait pas consacré un chapitre à cet autre arrière-grand-père maternel qui fut non seulement directeur de UCC, mais également premier secrétaire des bourses Rhodes. Fondées par le controversé politicien et homme d’affaires Cecil Rhodes, ces bourses visaient à créer une nouvelle élite impériale. Elles financeront les études à Oxford de William Grant, de son fils George Parkin Grant et de nombreuses autres personnalités influentes de l’anglosphère. Comme son père, William Grant se fera propagandiste impérial, rédigeant pendant la Première Guerre, un pamphlet intitulé Our just cause, qui connaîtra un succès certain. Après la guerre, il sera nommé directeur d’UCC, comme son beau-père avant lui, et deviendra un fervent partisan de la Société des nations, anticipant sans doute la prochaine translatio imperii.
La troisième génération des Grant n’est pas représentée dans l’ouvrage par la mère d’Ignatieff, dont il n’est à peu près pas question, mais par son oncle, George Parkin Grant, célèbre théologien canadien. Contrairement à son père et ses grands-pères, l’oncle ne fut ni impliqué dans la défense de l’Empire ni dans la direction d’établissement d’enseignement de prestige. Il fut néanmoins une personnalité publique d’envergure, notamment à cause de ses nombreuses conférences à la CBC et de son pamphlet Lament for a nation, publié en 1965 et tournant de la pensée politique canadienne. Ignatieff cherche aussi bien à montrer le caractère hétéroclite du personnage qu’à s’en distinguer. Il souligne trois fois plutôt qu’une qu’il ne partage ni l’anti-américanisme ni le conservatisme chrétien de son oncle, à l’attention sans doute de ceux qui auraient pu en douter. Si George P. Grant avait raison de se questionner sur l’avenir du Canada, de s’inquiéter de la dissolution de son projet national dans la civilisation technique américaine, l’avenir lui a donné tort. Le Canada, soutient Ignatieff, existe toujours et a toujours une identité et un projet propres.
L’histoire de la lignée Grant est aussi fascinante que celle de toutes les grandes familles aristocratiques dont l’histoire se confond avec celle de leur pays. Bien entendu, Terre de nos aïeux n’est pas qu’un essai historique ou généalogique. Le récit des Grant est pris en sandwich entre des chapitres introductif et conclusif dans lesquels les commentateurs ont vu la véritable substance de l’ouvrage. Qu’en dire sinon que la substance y est finalement assez mince ? Dans le premier chapitre, subtilement intitulé De l’amour de la patrie, Ignatieff explique à quel point il aime le Canada, à quel point il est légitime d’aimer son pays à quel point les nations sont là pour rester. Fair enough. La rectitude politique n’a pas encore obtenu la prohibition du patriotisme ostentatoire. Notons simplement que le ton tranche avec les interprétations tendancieuses du nationalisme proposées par Ignatieff dans Blood and Belonging (1994) et L’honneur du guerrier (1997). Soyons de bonne foi et acceptons les conversions tardives, même si tout indique qu’elles sont motivées par des soucis électoraux.
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Pour ce qui est de la question constitutionnelle, et de celle du Québec plus particulièrement, tout ce qu’il faut dire semble l’avoir déjà été et répété dans les médias à la sortie du livre. L’ouverture envers le Québec est ostentatoire, mais bien malin celui qui trouvera l’ombre d’une promesse de réforme ou de concession. Le mot clé de l’argumentation est l’« empathie ». Le Canada existe parce que nous (c’est-à-dire les Canadiens) avons su en faire preuve : « nous avons réussi à susciter l’empathie nécessaire pour garder ce projet en vie pendant cent quarante ans. Ce n’est pas un mince exploit, dans un monde déchiré par les différences, et c’est l’exemple que nous offrons au monde » (p. 26). On peut se désoler qu’Ignatieff avance l’hypothèse forte du rôle causal de l’empathie dans le maintien historique du Canada sans proposer une méthode empirique permettant de la valider. D’accord, la démonstration aurait mal cadré avec le style journalistico-littéraire de l’ouvrage, mais on aurait néanmoins aimé savoir en quoi le fait que le Québec fasse toujours partie de la fédération est lié à l’empathie du Canada anglais pour lui ? Mon intuition est que cette interprétation pourrait être contestée de ce côté-ci de la frontière linguistique.
Si le Canada repose sur l’empathie, son prochain premier ministre nous rappelle tout de même qu’il faudrait en manifester un peu plus les uns pour les autres : « Mais nous sommes si différents les uns des autres et si peu nombreux que, pour maintenir le projet commun, l’empathie manque parfois, comme l’imagination collective » (p. 28). Les philosophes politiques ne seront pas dépaysés devant cette moralisation à outrance et sans conséquence des enjeux politiques et institutionnels. Changez le mot « empathie » pour « reconnaissance » et vous obtenez du Charles Taylor, en plus bref et plus jazzé il est vrai, mais avec les mêmes exhortations et arguments fuyants. Ignatieff oublie de mentionner que la force numérique des groupes en présence fait en sorte que le « manque d’empathie » n’a pas les mêmes conséquences pour les uns et pour les autres et que c’est précisément pourquoi le Québec exige des réformes constitutionnelles plutôt que la promesse d’une belle attitude à venir. Bien sûr, Michael Ignatieff comprend tout cela, mais il comprend sans doute aussi qu’au-delà de l’empathie, il y a le vote de l’Ontario et que c’est surtout lui qui ouvre les portes du pouvoir.
Benoît Dubreuil

Chercheur postdoctoral, UQAM


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