Depuis février 2006, deux fois par mois, Le Devoir propose à des professeurs de philosophie et d'histoire, mais aussi à d'autres auteurs passionnés d'idées, d'histoire des idées, de relever le défi de décrypter une question d'actualité à partir des thèses d'un penseur marquant. Cette semaine, autre preuve que Jean Charest est profondément isolé dans son refus d'une enquête publique sur la collusion dans la construction: Benoît Dubreuil nous explique que même Machiavel y aurait été favorable!
Nicolas Machiavel, le nom est connu de tous. Que penserait le plus célèbre citoyen de la République de Florence de l'idée de tenir une enquête publique pour faire la lumière sur les allégations de corruption touchant aujourd'hui le monde politique québécois, particulièrement dans ses liens avec les industries de la construction, les firmes de consultation et les lobbyistes de tout acabit?
Dans l'imaginaire populaire, le nom de Machiavel (1469-1527) renvoie à un homme de l'ombre. Qu'est-ce qu'être machiavélique sinon qu'avoir un goût et un don pour la manipulation, le froid calcul et la perfidie? Cette image n'est pas sans fondement. L'ouvrage le plus célèbre de Machiavel, intitulé Le Prince, est un véritable livre de recettes pour le chef d'État souhaitant dominer ses sujets: mentir, trahir, diviser, tout ce qu'il faut pour soumettre un peuple. Le despotisme pour les nuls, dirait-on aujourd'hui. Voilà sans contredit pourquoi les politiciens n'aiment généralement pas voir leur image associée à celle de Machiavel. Les détracteurs de Pierre E. Trudeau, par exemple, se sont longtemps plu à souligner que ce dernier avait Le Prince pour livre de chevet, façon comme une autre de dire qu'il était... machiavélique.
Mais Machiavel était-il machiavélique? Le Prince, un petit traité de moins de 100 pages, ne représente après tout qu'une toute petite partie de son oeuvre. Un chef d'oeuvre, bien sûr, mais aussi un traité circonstanciel, écrit en 1513, tout de suite après la prise de pouvoir à Florence par la famille Médicis. Machiavel, homme politique et conseiller exclu du pouvoir, dédie le livre à Laurent de Médicis, afin d'entrer dans les bonnes grâces du pouvoir en place. Mais le portrait machiavélique de Machiavel s'estompe dès lors qu'on considère son oeuvre plus largement. En plus de son célébrissime ouvrage, Machiavel est l'auteur d'un traité sur l'art de la guerre, d'une Histoire de Florence, de nombreuses pièces de théâtre et écrits politiques.
Ses écrits les plus importants, du moins du point de vue de la philosophie politique, sont sans contredit ses Discours sur la première décade de Tite-Live. Plus qu'un simple commentaire de Tite-Live, célèbre historien de la Rome antique, l'ouvrage offre une véritable théorie politique, considérée aujourd'hui comme l'un des fondements de la science politique moderne. Comme plusieurs de ses contemporains de la Renaissance, Machiavel est obsédé par l'histoire romaine. Farouche partisan des républiques, hostile aux monarchies et aux empires, il souhaite trouver dans l'histoire romaine ce qui fait la gloire des régimes populaires, mais aussi ce qui cause leur perte. Le propos y recoupe en partie celui du Prince, mais l'ouvrage, trois fois plus long, donne à Machiavel l'occasion d'exposer ses idées et ses idéaux dans toute leur finesse.
Dépasser l'idée d'un Machiavel machiavélique
L'homme politique machiavélique, partisan de l'ombre, serait-il en faveur d'une enquête publique sur la corruption? On peut en douter. La lumière des projecteurs n'offre pas un contexte favorable à la manipulation et à la division. Mais qu'en est-il de Machiavel lui-même? Pour le savoir, il faut dépasser l'idée d'un Machiavel machiavélique, répandue par ses détracteurs et, plus particulièrement, par les partisans de l'absolutisme et de la raison d'État au cours du XVIIe siècle, qui se méfiaient du caractère subversif d'une pensée républicaine qui avait si bien compris les rouages de la domination politique.
Comme d'autres philosophes, on peut penser notamment à Hobbes, Machiavel avait une opinion plutôt sombre de la nature humaine. Dans un célèbre passage du Prince, il dit des hommes qu'ils sont «ingrats, inconstants, dissimulés, tremblants devant les dangers et avides de gain». Machiavel n'aurait bien sûr jamais nié que les hommes étaient aussi parfois généreux, courageux et honnêtes, mais il aurait souligné que ces dispositions ne se manifestaient que lorsqu'ils se trouvaient dans les conditions appropriées. En d'autres mots, le Florentin reconnaissait l'importance du caractère individuel, mais savait que c'était d'abord et avant tout les circonstances qui faisaient de nous de bonnes personnes.
La nature humaine étant faible et mauvaise, la corruption est toujours susceptible de s'infiltrer dans les républiques ou, pourrait-on dire aujourd'hui, dans les gouvernements démocratiques, leurs ministères et leurs multiples agences publiques, parapubliques ou paraprivées. Lorsqu'elle s'y engouffre, il est inutile de chercher à réformer la nature humaine (qui est naturellement mauvaise). Il est également insuffisant de condamner les individus corrompus (ce qui doit bien sûr être fait). La corruption doit être combattue à la racine par la réforme des institutions. Il faut créer un contexte où le plus beau côté de la nature humaine pourra s'affirmer.
Machiavel serait donc hautement sceptique face à une approche qui chercherait à éliminer la corruption en s'attaquant aux individus fautifs un à un. Les consultants en génie civil, les entrepreneurs en construction, les politiciens et fonctionnaires municipaux et autres, sont-ils «ingrats, inconstants, dissimulés, tremblants devant les dangers et avides de gain»? Bien sûr, cela ne fait aucun doute. Mais ils ne le sont sans doute ni plus ni moins que vous ou moi. La différence est simplement qu'ils agissent dans un contexte qui les conduit à exprimer le côté vil de leur nature.
Le bon contexte
Mais qu'est-ce qu'un bon contexte? Comment une république peut-elle se doter de bonnes institutions? La chose est plus facile à dire qu'à faire et même les plus grandes républiques finissent par décliner et tomber dans la déchéance. Rome en est bien sûr l'exemple par excellence. Sans offrir à leurs lecteurs une méthode infaillible, les ouvrages de Machiavel, et plus particulièrement ses Discours, présentent un véritable catalogue de trucs et d'astuces à l'attention de ceux qui souhaitent s'engager sur la voie républicaine.
Entre autres choses, les bonnes institutions sont celles qui poussent les individus ambitieux à mettre leurs aspirations au service du bien commun plutôt qu'au service de leur bien individuel. Machiavel avait compris l'importance de la recherche de gloire. Si cette quête peut paraître vaine à certains égards, elle est indélogeable du coeur humain et, bien canalisée, elle peut pousser les citoyens à accomplir de grandes choses pour leur république. Qui peut nier, par exemple, que plusieurs politiciens et journalistes sont animés en ce moment par un désir de gloire dans leur travail pour démasquer les rouages de la corruption? Et pourtant, il s'agit d'actions remarquables. La recherche de gloire et le bien commun se conjuguent parce que nos institutions démocratiques et médiatiques encouragent une saine compétition qui conduit les individus à mettre leurs aspirations au service de la démocratie.
Mais, bien sûr, ce n'est pas toujours le cas. L'ambition peut également pousser les hommes à s'enrichir par des voies collectivement moins bénéfiques. Quelles sont-elles? Machiavel a décrit avec brio ce qui représente sans doute le rouage central de l'exploitation et de l'injustice depuis la nuit des temps: les loyautés particulières et les relations d'endettement qui permettent à des hommes puissants de jouer un rôle prépondérant dans la cité, tout en bénéficiant d'une sorte d'impunité face à leurs concitoyens.
Au fond, soutient Machiavel, si l'ambition est parfois bonne et parfois mauvaise, c'est qu'il existe deux manières de la satisfaire, c'est-à-dire deux manières d'acquérir une réputation qu'il présente dans son Discours XXVIII. La première est la manière publique: «quand un homme, par ses bons conseils et agissant pour le bien commun, se fait une réputation. La voie doit être ouverte aux citoyens pour qu'ils accèdent à ce type d'honneurs et l'on doit conférer des récompenses à leurs conseils et à leurs actes, de sorte qu'ils puissent en être honorés et satisfaits. Tant qu'une réputation obtenue par cette voie est honnête et claire, elle n'est pas dangereuse.» La seconde manière d'acquérir est la voie privée, «très périlleuse et nuisible», dans laquelle on s'engage «quand on comble de bienfaits un homme, en lui prêtant de l'argent, en mariant ses filles, en le défendant contre les magistrats et en lui faisant d'autres faveurs particulières. Celles-ci procurent l'amitié des citoyens et donnent l'idée à celui qui en jouit de corrompre les moeurs et de violer les lois».
Pour Machiavel, Jules César est l'exemple par excellence de l'entrepreneur politique qui, en multipliant les loyautés particulières grâce à ses richesses infinies, a subverti la république romaine à son profit. À Florence, Machiavel disait la même chose du richissime Cosme de Médicis, fondateur de l'influente dynastie politique. Aujourd'hui, il songerait sans doute à des entrepreneurs, à des consultants ou même à des financiers reconnus pour leur proximité avec certains hommes et partis politiques.
Le problème des factions
La question des loyautés particulières est indissociable chez Machiavel du problème des factions. Les membres d'une faction partagent en général une commune allégeance à un individu ou à une famille, qui les conduit à aller à l'encontre du bien public. Lorsqu'une faction acquiert une trop grande puissance, elle devient incontrôlable. Suffisamment riche pour corrompre les politiciens les plus importants, en finançant leur parti, leurs compagnies, en leur faisant conférer des honneurs, en leur offrant des emplois, en finançant des médias complaisants, en mariant leurs filles, ou même en leur offrant un pont d'or pour les convaincre de jouer le rôle qu'elle entend leur faire jouer.
La formation de telles factions est sans contredit le plus grand risque qui pèse sur une république. La faiblesse de Florence, soutient Machiavel, est précisément de ne pas avoir su empêcher leur apparition. Elle aurait dû, pour y arriver, développer des institutions permettant d'éviter qu'apparaissent ces loyautés particulières qui donnent aux grands l'envie d'imposer leurs intérêts en toute impunité. En d'autres mots, une bonne république en est une où il existe une magistrature permettant aux gens ordinaires de mettre à jour, sans crainte, la dynamique corruptrice qui mène à l'apparition des factions. L'enquête publique est précisément une telle institution puisqu'elle s'attache à déceler non seulement les fautes individuelles, mais aussi les vices de système. C'est pourquoi Machiavel aurait été en faveur d'un tel exercice, afin d'éviter la perte de la république.
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