Sympathique absurdité?

Qu'on se le dise, le Canada a été fondé en 1867 par une bande de fieffés réactionnaires qui méprisaient ouvertement les conquêtes démocratiques de «la populace».

Visite royale au Québec - juillet 2011 - William et Catherine


Qu'est-ce qui peut bien faire courir les foules qui se presseront ce matin par millions derrière le carrosse royal ou qui en suivront le parcours devant leur téléviseur?

En cette époque de morosité économique, me direz-vous, les Britanniques ont bien droit à une petite distraction. Entre un prince un peu fade et une roturière qui voudrait nous faire croire qu'elle vient de la classe moyenne (alors que ses parents sont millionnaires), on a tout de même l'impression que ce faste a surtout pour but de redonner vie à une monarchie moribonde.
J'ai un ami journaliste français qui ne manque jamais une occasion de me taquiner sur la monarchie canadienne. Des fois que j'aurais oublié que la reine d'Angleterre est aussi la nôtre. Pour une fois, je dois lui donner raison. Toute l'ironie du monde ne devrait pas nous dispenser de jeter un regard un peu lucide sur ce que signifie cette «sympathique absurdité» dont parlait récemment le magazine anglais Prospect.
Au Québec, nous avons l'habitude de traiter tout ce qui touche de près ou de loin à la Couronne avec un petit sourire de dépit qui semble nous dispenser de nous interroger sur le fond. Si la monarchie britannique est, au moins en Angleterre, le vestige suranné d'une gloire passée, au Canada, elle est une étrange absurdité historique. Les écoliers de Rio, de Philadelphie et de Buenos Aires apprennent tous dans leur manuel d'histoire que, si la république est un rêve des Lumières européennes, elle a plus souvent triomphé en Amérique qu'en Europe. En fait, pratiquement partout, sauf au nord du 45e parallèle.
Qu'on se le dise, le Canada a été fondé en 1867 par une bande de fieffés réactionnaires qui méprisaient ouvertement les conquêtes démocratiques de «la populace». Le mot est de Georges-Étienne Cartier! Or, dans le domaine de la servilité régalienne, il n'y a pratiquement que le Canada qui a poussé la bêtise jusqu'à se donner comme reine celle d'un pays étranger. Même la première ministre australienne, Julia Gillard, a récemment proposé que l'Australie devienne une république après la mort d'Élisabeth II. Un discours qu'on n'est pas près d'entendre à Ottawa.
Bien sûr, on nous expliquera que, avec le temps, le Canada est devenu une démocratie fort respectable, et cela est vrai. On ajoutera qu'il ne servirait à rien de remettre en question des symboles qui ne fonctionnent pas si mal. Pourtant, les symboles ne sont jamais innocents.
Les Canadiens savent-ils qu'ils vivent dans un pays où, officiellement, le peuple n'est pas souverain? Selon notre Constitution, celle de 1867 comme celle que nous a léguée Pierre Trudeau (converti en 1982 aux vertus régaliennes), les droits du peuple ne sont pas le fait de sa souveraineté, mais ils lui sont accordés par ses gouvernants. Le processus même de ratification de la Constitution de 1982, par les Parlements de Londres et d'Ottawa, montre bien qu'au Canada le peuple ne décide toujours pas directement des choses importantes.
Bien sûr, aujourd'hui, les moeurs se sont démocratisées et personne ne peut plus parler de diktat. Mais il reste tout de même un état d'esprit qui imprègne la plupart de nos institutions. Ainsi, le peuple canadien est-il jugé trop immature pour élire son chef d'État. Ainsi, la nomination des juges et des sénateurs est-elle encore le fait du prince. Comme la date des élections, ce qui serait perçu comme un véritable scandale presque partout ailleurs. Même les référendums ne sont que consultatifs, comme le stipule un arrêt de la Chambre des lords de 1919.
La Loi sur la clarté, qui fait fi du choix démocratique des Québécois, découle en droite ligne de cet esprit selon lequel le peuple est trop stupide pour décider des choses sérieuses. Le politologue Marc Chevrier a fort bien montré, dans De la monarchie en Amérique (*), comment les anciens privilèges aristocratiques ont été en partie transférés aux juges et aux magistrats, qui ont au Canada le privilège non seulement d'appliquer la loi, mais aussi de la faire. C'est aussi pourquoi le Canada n'est pas composé d'«États» souverains dans leurs champs de compétence, comme les États américains et les länder allemands, mais de «provinces». Éternelles mineures aux yeux du pouvoir central, celles-ci doivent régulièrement quémander à Ottawa l'élargissement ou la simple préservation de leurs privilèges.
Que nous annonce l'étonnante excitation qui entoure ce nouveau mariage princier? Les têtes couronnées, sorties amochées de la modernité (et parfois même tranchées), ont peut-être encore de belles années devant elles. Le système médiatique actuel leur va à merveille et elles en profitent largement. Peut-être trouveront-elles un terrain plus fertile dans une postmodernité revenue de tout et même de la démocratie, où fleurissent le chacun-pour-soi et le cynisme à l'égard des élus et des institutions qui représentent le bien public. Quand on a Élisabeth II ou Michaëlle Jean pour lire le discours du trône, on n'a pas besoin d'élire Coluche à la présidence.
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(*) On peut consulter ce texte dans le site de l'Encyclopédie de l'Agora (http://agora.qc.ca)


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