Recul du français, est-ce trop tard pour agir ?

Entretien

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Le chercheur Frédéric Lacroix très inquiet

Le dernier recensement de Statistique Canada pour 2021 dresse un portrait sombre de l’état du français au Québec. Comment expliquer cette chute? Des mesures peuvent-elles renverser la vapeur? Le chercheur indépendant Frédéric Lacroix se prononce.


Chercheur indépendant, Frédéric Lacroix s’intéresse depuis vingt ans aux questions linguistiques au Québec et au Canada.


Simon Leduc: Entre 2016 et 2021, la proportion des Québécois qui ont le français comme langue maternelle est passée de 77,1% à 74,8%. Quelles sont les principales causes qui expliquent cette baisse?


Frédéric Lacroix: «La première raison est l’immigration de masse. Il faut savoir qu’on accueille au Québec environ 50 000 immigrants par année. C’est un volume d’immigration très important et la situation perdure depuis de nombreuses années.  


Ensuite, il faut savoir que les anglophones ont toujours eu tendance à quitter le Québec. Dans la Belle Province, on accueillait beaucoup d’immigrants, on les anglicisait avec nos institutions publiques et ces derniers quittaient le Québec. Ce phénomène permettait donc maintenir le poids démographique des francophones.  


Mais ce n’est plus aussi vrai aujourd’hui. Le phénomène a ralenti au début des années 2000 et cette année, on est dans un solde positif. Il y a plus d’anglophones qui déménagent au Québec que ceux qui quittent, une situation qu’on peut observer particulièrement en Outaouais.  


La troisième raison est le fait que les transferts linguistiques des allophones vont massivement vers l’anglais au Québec.»


Depuis combien de temps observe-t-on cette baisse du nombre de Québécois qui ont la langue de Molière comme langue maternelle?


Frédéric Lacroix: «On peut constater une baisse depuis environ le milieu des années 80, mais la baisse était très lente à l’époque. 


Par exemple, en 1991, il y avait 82% de francophones de langue maternelle au Québec. Dix ans plus tard, la proportion avait baissé très légèrement à 81,4%.


Par contre, depuis le début des années 2000, on peut observer une baisse rapide. On peut dire qu’on est dans un effondrement de la proportion de francophones au Québec. Par exemple, de 2016 à 2021, on a eu un recul de 1,7% en seulement cinq ans. C’est du jamais vu dans la démographie québécoise depuis les premières statistiques de 1871.»


Selon vous, quelles mesures le gouvernement du Québec pourrait-il mettre en place pour freiner cette chute?


Frédéric Lacroix: «Dans mon livre Pourquoi la loi 101 est un échec (éd. du Boréal), j’ai énuméré plusieurs mesures clés. À mon avis, la première chose qu’on devrait faire est de tenter de prendre le contrôle de l’immigration. Tant qu’on fera partie du Canada, on n’aura jamais le contrôle de l’immigration au pays, car c’est une prérogative d’un État souverain. 


Moi, je suis un indépendantiste. Je pense que l’indépendance nous permettrait de prendre totalement le contrôle de notre immigration. Cependant, il faut reconnaître que la souveraineté n’est pas à l’ordre du jour.


De ce fait, Québec doit tenter de prendre le contrôle de l’immigration permanente et temporaire par tous les moyens possibles. Je suis un partisan de la réduction des seuils d’immigration. J’estime que 50 000 immigrants par année est un nombre trop élevé pour le Québec. 



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De plus, il faut imposer la francisation obligatoire de l’immigration qu’on contrôle avant l’arrivée au Québec. Il faut que l’immigrant prouve qu’il a une bonne connaissance du français avant même qu’on lui remette des papiers d’immigration, ce qui n’est pas le cas actuellement.  


Il faut aussi imposer la loi 101 au cégep et à l’université. Je pense que ce sont des mesures vitales. Je crois que sans la loi 101 au cégep, le Québec va tout simplement disparaître.  


Il y a plusieurs mesures du genre qu’on pourrait adopter, mais le gouvernement du Québec et presque tous les partis politiques refusent de mettre en place ces politiques linguistiques.  


Les données du recensement nous indiquent que l’assimilation au continent anglophone a longtemps été une peur que certains agitaient. Cela a toujours été quelque chose de lointain. Or, maintenant, l’assimilation des Québécois francophones est en cours.  


Pour redresser la barre, des mesures costaudes sont nécessaires et elles ne sont pas dans la loi 96. Cette législation tente de restreindre le bilinguisme de l’État québécois tout en respectant à la lettre tous les droits des anglophones. Elle ne freinera pas le recul du français au Québec.»


Pourquoi le gouvernement Legault qui se dit nationaliste ne met pas en place des mesures linguistiques plus musclées? 


Frédéric Lacroix: «La CAQ est une coalition où l’aile fédéraliste fait la pluie et le beau temps. Si François Legault défendait des mesures plus solides, comme la l01 au cégep, sa coalition éclaterait. Je pense que c’est sa principale crainte. 


Il est impossible que le premier ministre du Québec ne soit pas conscient de la gravité de la situation. François Legault doit donc prioriser son parti devant le pays si on peut dire.»


Si on maintient le statu quo sur le plan linguistique, est-ce que la majorité historique francophone risque de devenir minoritaire d’ici quelques décennies?


Frédéric Lacroix «C’est une certitude. On est sur ce chemin-là en ce moment. Dans la région de Montréal, la minorisation sera faite d’ici vingt ans environ. Quand ce sera fait, on ne pourra plus redresser la situation. Ce phénomène n’est pas un risque, mais une réalité.  


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C’est un processus qui va se produire plus rapidement que ne l’ont anticipé les démographes. Quand on regarde les projections du démographe Marc Termote, le recul qu’on voit actuellement, ce dernier l’annonçait pour 2040. On est vingt ans en avance sur les échéances.»


Selon vous, est-il trop tard pour renverser la vapeur?


Frédéric Lacroix:«À mon avis, on a peut-être une dizaine d’années pour faire des choses significatives. Dans dix ans, on sera rendu à 72% de francophones au Québec. Il nous reste peu de temps. Si on ne réagit pas, j’ai 49 ans et je risque de voir de mon vivant le Québec se transformer en grand Nouveau-Brunswick, si j’ai la chance de vivre avec une espérance de vie normale.»