Dire des souverainistes qu’ils se «radicalisent» parce qu’ils travaillent à la réalisation de la souveraineté consiste implicitement à dire que la poursuite de l’indépendance est un objectif illégitime, une fantaisie rhétorique qu’il faudrait réserver aux réunions partisanes, mais qui ne devrait pas interférer avec la bonne gestion des affaires de l’État. Les seuls souverainistes à mériter les bons mots des commentateurs seront ceux qui, posément, nous expliqueront que le temps est justement au report de la réalisation du pays en des temps indéterminés. Ceux-là, on les dira courageux et lucides. Ils auront droit aux louanges du système médiatique. On peut être souverainiste, mais à condition que ça ne compte pas.
On oublie une chose : les souverainistes, justement, sont convaincus que le statut politique du Québec porte à conséquence sur notre manière de gérer l’État. N’est-il pas inévitable qu’ils travaillent en conséquence? L’indépendantisme n’est pas qu’une préférence morale et symbolique ne devant pas porter à conséquence dans la réalité. Il s’appuie sur une vision du Québec : celui-ci connaîtrait un développement plus complet, plus réussi, s’il était pleinement maître de son destin. Il disposerait d’un meilleur socle pour son épanouissement. De temps en temps, il se gouvernera à gauche. De temps en temps, il se gouvernera à droite. Mais il se gouvernera lui-même. Et cet autogouvernement serait une bonne chose en soi.
C’est alors une autre réponse qu’on adresse aux souverainistes : leur projet n’intéresse pas «les gens». Donc ils devraient se taire et passer à autre chose. Il y a quatre choses à répondre ici.
D’abord, en démocratie, les «gens» ne communient pas autour d’une seule vision. La démocratie n’est pas un régime consensuel. Elle civilise le désaccord mais elle ne l’annihile pas. Elle relativise les idéaux en leur apprenant à se respecter mutuellement, en leur apprenant à conquérir le pouvoir pacifiquement par le jeu électoral, ce qui les amène à accepter la possibilité de leur défaite, tout en leur ménageant un espace qui est celui de l’opposition légitime : elle n’invite pas ces idéaux à s’abolir eux-mêmes et à se croire absolument interchangeables. De ce point de vue, parler des «gens» de manière générale revient à neutraliser les désaccords politiques substantiels qui clivent pourtant une société. On étouffe le débat derrière une conception étouffante du pragmatisme et une vision minimaliste de la démocratie, où chacun se contenterait de vouloir une seule chose : une vie privée agréable.
Ensuite, le discours sur la «classe moyenne» unanime, victime de querelles politiciennes l’écrasant et l’épuisant sous la pression d’idéologies stériles, est un discours profondément dépolitisant, qui laisse croire finalement que les hommes n’ont d’intérêt pour la politique que lorsqu’elle touche la vie quotidienne, ou lorsqu’elle se définit en termes de «services publics». Il n’y a plus de bien commun, alors, mais seulement une gestion clientéliste des préférences sociales définies par les lobbies qui parviennent à prendre le contrôle du discours médiatique. En pensant ainsi la société, on tue le politique, et on invite le citoyen à se comporter exclusivement comme un consommateur de services publics. Cette vision, examinée à la lumière de l’histoire, est tout simplement fausse. C’est lorsque la politique est traversée de grands idéaux qu’elle mobilise. Contrairement à ce qu’on croit, c’est quand la politique quitte le ras du sol qu’elle passionne.
De même, s’il s’agit simplement de gouverner en suivant les sondages définissant les «priorités» des citoyens, à quoi bon des élections, où se confrontent des visions concurrentes de la société? Pourquoi ne pas se contenter alors d’une gestion technocratique de la société ? Pourquoi des élections, je le redemande, si les sondeurs sont désormais responsables d’identifier les préférences populaires, en plus de certifier leurs analyses du sceau de la scientificité? N’oublie-t-on pas par là qu’il y a des préférences enfouies, dans une société, des désirs inexprimées, qui ne parviennent pas à se médiatiser correctement, mais auxquels un homme politique doué parviendra à se connecter pour assurer leur bonne expression publique? Il arrive qu’une société parvienne mal à se lire à travers la description officielle qu’on en fait. Le politique bien compris permet justement à certaines insatisfactions invisibles d’émerger, plus ou moins rapidement, selon les circonstances historiques, pour ensuite s’investir dans le débat public, qui les accueillera positivement ou non, c’est selon.
Enfin, à quoi sert la démocratie si elle ne permet pas aux différentes familles politiques de travailler à convaincre la population de changer l’ordre de ses priorités, de modifier ses préférences, d’envisager sous un nouveau regard le bien commun et l’intérêt général? N’est-il pas légitime qu’un parti politique, pour peu qu’il se définisse au moins partiellement par l’idéal qu’il met de l’avant, cherche à convaincre la population de la valeur de sa vision et agisse conséquemment en conséquence? N’est-il pas légitime, pour un parti élu au gouvernement, d’utiliser l’État pour implanter sa vision de la société, pour peu, évidemment, qu’il évolue dans les paramètres de la démocratie libérale? Si tel n’est pas le cas, pourquoi élire un parti plutôt qu’un autre? Le désaccord en société démocratique n’est pas toujours sur les moyens : il arrive qu’il porte sur les finalités.
J’en reviens donc à la radicalisation supposée d’un parti souverainiste parce qu’il annonce qu’il réussira un jour la souveraineté. On peut être souverainiste ou non. On peut penser que la question constitutionnelle est prioritaire ou non. On peut être favorable ou non à la Charte des valeurs. Et ainsi de suite. Mais dire du souverainisme qu’il se radicalise lorsqu’il entend tout simplement s’inscrire dans la réalité, et transformer le cours des événements à partir de l’idéal qui est le sien, consiste tout simplement à nier sa légitimité et à le combattre fondamentalement. Peut-être est-ce l’objectif de ceux qui tiennent un tel discours?
Radicalisation des souverainistes ?
Si les indépendantistes ne font pas la promotion de leur option avec toute l'énergie et le talent dont ils sont capables, personne ne le fera à leur place
Mathieu Bock-Côté1347 articles
candidat au doctorat en sociologie, UQAM [http://www.bock-cote.net->http://www.bock-cote.net]
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