La question nationale et la «Charte des valeurs»

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La Charte de la laïcité réinvente la question nationale

La querelle autour de la Charte des «valeurs» (j’utilise cette formulation par habitude et parce que la nouvelle formulation a quelque chose de loufoque) témoigne peut-être de l’entrée dans un «nouvel âge» de la politique québécoise. Notre société sort de l’affrontement classique entre le souverainisme et le fédéralisme tel qu’il avait pris forme dans la dynamique de la Révolution tranquille, où il portait exclusivement sur le statut politique du Québec. Elle ne le renie pas pour autant et ne se laisse pas avaler, finalement, par la querelle gestionnaire entre la «gauche» et la «droite». Elle réinvente la question nationale, en fait. Elle lui donne un nouveau visage, et à certains égards, une nouvelle vitalité. C’est à travers la question identitaire que cette refondation a lieu.
Cette mutation repose sur une transformation du Canada depuis une trentaine d’années – depuis sa refondation de 1982, en fait. Le Canada de 1982 s’est fondé en s’extrayant de sa propre histoire, à la fois de sa tradition britannique (bien que le gouvernement conservateur cherche à puiser dans cette mythologie pour construire sa propre vision du pays) et de sa tradition dualiste, qui l’ouvrait au principe des deux peuples fondateurs. À certains égards, il reniait cette histoire pour parachever sa modernisation unitaire. Dans cette vaste entreprise, Pierre Trudeau a joué le rôle de «roi philosophe». Il a programmé au cœur de la constitution canadienne une idéologie nouvelle qui a transformé profondément la définition que le pays a de lui-même. Plus encore, il a révolutionné ses assises identitaires.
Le Canada, une utopie juridique
Le Canada se présente désormais comme une utopie juridique multiculturaliste individualisant toutes les appartenances et proposant comme seul cadre de rassemblement de la collectivité la Charte des droits, qu’on présente comme un idéal moral supérieur. À certains égards, le Canada se présente comme un modèle pour l’humanité, comme s’il était enfin parvenu à faire cohabiter toutes les cultures en les folklorisant chacune. C’est une vision de la société où la culture n’est plus fondatrice politiquement. En fait, l’idée même d’une culture commune historiquement nouée et politiquement instituée est mise en procès, car elle dissimulerait toujours une forme d’autoritarisme culturel conduisant à la «tyrannie de la majorité». À la rigueur, nous serions tous des immigrants. L’histoire est congédiée et nous sommes condamnés à un présent perpétuel.
C’est ce Canada qui se dresse aujourd’hui devant le Québec et qui prétend le surplomber et même le civiliser, tout simplement parce qu’il représenterait aujourd’hui la forme la plus évoluée de la civilisation, alors que le Québec persisterait dans sa tentation tribale. C’est la forme singulière du chauvinisme à la canadienne : se croire à la fine pointe du progrès humain et regarder avec commisération ceux qui trainent historiquement de la patte. À travers cela, évidemment, le Canada trouve à reconduire le vieux sentiment de supériorité morale à l’endroit du peuple québécois qui a traversé toute son histoire et qui s’est exprimé de plusieurs manières. Ne disait-on pas, pendant longtemps, que le Canada était nécessaire aux Québécois, pour leur inculquer les vertus démocratiques et libérales qui manqueraient à leur culture. Laissés à eux-mêmes, les Québécois auraient une tentation autoritaire. Le Canada permettrait de l’inhiber, de l’étouffer, de la combattre.
Les tares du régime de 1982
C’est parce qu’il en était lui-même convaincu que Trudeau fondera le régime de 1982 à la manière d’une victoire finale contre le nationalisme québécois qu’il avait combattu depuis les années 1950, et dans lequel il voyait une éternelle poursuite du duplessisme, lui-même théorisé à la manière d’une forme de crypto-fascisme canadien-français. Pour peu qu’on soit attentif à sa genèse et à ses origines idéologiques, on comprendra que le régime de 1982 est fondamentalement hostile à l’idée même du nationalisme québécois (et même de nation québécoise), dans la mesure où il prétendait le domestiquer définitivement. Il a d’ailleurs mené, par exemple, à la déconstruction programmée de la loi 101. C’est en éclairant les origines d’un régime politique qu’on parvient à mieux comprendre ses effets à long terme.
Le régime de 1982 a des effets identitaires et culturels au Québec. Il ne faut pas s’en surprendre : c’est la vocation d’un régime politique de transformer culturellement, sur le long terme, une population, surtout lorsqu’on lui a imposé ce régime de force – c’est surtout le cas des élites qui intériorisent plus rapidement, pour plusieurs raisons, cette nouvelle légitimité. Le politique, autrement dit, peut restructurer les paramètres fondateurs d’une culture. Le régime de 1982 reconditionne les mentalités collectives et délimite un espace du pensable de plus en plus étroit qui permet de présenter ceux qui le critiquent en ennemis de la démocratie. Il est ainsi parvenu à inhiber le sentiment national dans certains pans de la société québécoise – pire encore, il est parvenu à le pathologiser, comme si l’identité nationale témoignait d’un désordre psychiatrique, reposant sur la «peur de l’autre» et menant au «repli sur soi». Devant cette régression culturelle supposée, les ceux qui ont été marqués par 1982 ne résistent pas au plaisir de la condescendance.
Non au multiculturalisme
Et pourtant, c’est un Québec héritier d’une conception historico-politique de l’identité collective qui s’y oppose. On pourrait dire plus exactement que c’est la part du nationalisme québécois qui n’a pas été digéré par l’ordre de 1982 qui joue le rôle de principe de résistance et qui se présente comme le gardien d’une autre idée du politique. Ce Québec, c’est à bien des égards celui de la Révolution tranquille, pour peu qu’on ne définisse pas celle-ci comme une simple modernisation sociale, et qu’on se rappelle qu’elle fut aussi une entreprise d’émancipation nationale. La nation se définit ici comme communauté substantielle fondée sur une expérience historique et appelée à s’exprimer politiquement à travers une communauté politique capable d’autodétermination. Ce courant n’est absolument pas étranger aux exigences de la démocratie libérale et au respect des libertés individuelles. Il se refuse toutefois de les envisager à la lumière du multiculturalisme et de sacrifier la souveraineté démocratique au gouvernement des juges.
On a beaucoup parlé de l’alliance supposément étrange entre les nationalistes «laïcistes» et les nationalistes «conservateurs». Certains l’ont dénoncé, comme si les premiers se salissaient en serrant la main des seconds. Ils proposaient l’exclusion de tout un courant de pensée de l’espace public, parce qu’il serait philosophiquement trop éloigné de l’idéologie canadienne de 1982. Pourtant, ces deux nationalismes ont beaucoup en commun, notamment l’idée que le collectif n’est pas appelé à se dissoudre dans les seuls paramètres de l’individualisme libéral et que les chartes de droits ne sauraient suffire à fonder le lien politique. En fait, on pourrait dire qu’ils ont en commun l’idée de nation, et de la définir substantiellement, comme un monde commun. Ils savent, si on préfère le dire ainsi, qu’une nation est davantage qu’une société.
La légitimité du politique
Évidemment, la Charte des valeurs ne saurait être pensée comme un cadre définitif. On y verra un compromis politique légitime entre plusieurs conceptions du bien commun. On ne saurait l’absolutiser. Sa plus grande vertu, toutefois, est de transgresser la figure du gouvernement des juges et de réhabiliter la légitimité du politique et d’une culture nationale substantielle. Malgré tout ce qu’on pourrait lui reprocher comme insuffisances ou comme excès, elle réinscrit dans le camp politique la question identitaire, en rappelant la vertu du collectif, et en refusant de le réduire à une définition strictement procédurale, comme si nous n’avions en commun qu’une règle de droit, et qu’il ne nous était plus permis de partager une culture et de la conserver politiquement. À travers elle, on réapprend qu’il est possible de débattre des fondements de la société sans limiter toute réflexion dans les limites de la rationalité de la Charte des droits.
À travers cela, j’y reviens, la question nationale trouve à renaître. Évidemment, il y en a qui voient là un grand complot souverainiste. C’est tout comprendre de travers. On redécouvre tout simplement les limites objectives posées par le Canada à l’affirmation québécoise. Car c’est un fait que le Canada de 1982 est fondamentalement inhospitalier à l’endroit de l’identité québécoise. Il est à prévoir qu’un Québec s’engageant dans une réaffirmation de son identité collective fera très rapidement l’expérience des limites de l’ordre de 1982. C’est un conflit de légitimité qui risque alors de s’ouvrir. Ceux qui refusent de l’envisager sont souvent ceux qui sacralisent sans le dire le lien fédéral ou l’ordre canadien.
Sans aucun doute, on trouve des «égarés» en chaque camp, d’autant qu’il n’est nul besoin, théoriquement, d’être souverainiste pour endosser la Charte et fédéraliste pour s’y opposer. Mais de plus en plus, c’est à travers cette matrice dominante que se recomposera la question nationale. Reste à savoir si les souverainistes opposés au «virage identitaire» du PQ abandonneront au même moment leur option fondamentale. Ce serait surprenant même si on peut supposer qu’il y en aura quelques-uns, et que le système médiatique leur donnera un écho considérable dans la mesure où on constatera que la pensée qui y domine (sans occuper toute la place) est généralement convertie à l’idéologie canadienne.
Des petits pas dans la bonne direction
Inversement, le souverainisme de gouvernement parvient peu à peu à se libérer de son aile multiculturaliste, aussi électoralement insignifiante qu’idéologiquement pesante, qui l’a considérablement handicapé depuis une quinzaine d’années.Il parviendra ainsi à élargir son audience en assumant l’aspiration collective des Québécois.Et comme je l’ai déjà noté, le souverainisme renoue avec ses assises historiques, celles posées par René Lévesque, par Camille Laurin, par Fernand Dumont et par tant d’autres. De la Charte des «valeurs» à l’ajustement des seuils d’immigration à nos capacités d’intégration, en passant par la tentative de renforcement de la loi 101, le renouvellement de l’enseignement de l’histoire et peut-être la création d’une citoyenneté québécoise, le PQ multiplie les petits pas dans la bonne direction. En reconstruisant ainsi peu à peu un «nous» québécois, il n’est pas interdit de penser qu’il redonnera vie à l’idéal dont il se veut gardien.


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