Quelle relève pour Québec inc.?

Trop peu de Québécois se lancent en affaires. Et trop peu survivent. À Montréal, C'est encore pire! Comment encourager les entrepreneurs? Bilan d'une étude exclusive.

17. Actualité archives 2007


No. Vol: 31 No: 16
_ 15 octobre 2006

Devenir entrepreneure, Nathalie Lesage, 28 ans, de Montréal, n'y avait jamais songé. Il y a cinq ans, après avoir fait un certificat en relations publiques et obtenu un poste dans une grande entreprise, cette brunette aux yeux verts rêvait plutôt d'une carrière dans la haute direction. Jusqu'à ce qu'un cours du soir en communication vienne tout changer.
Au printemps 2004, à la faveur d'un travail en équipe, elle se lie d'amitié avec deux étudiantes dans la jeune trentaine, Geneviève Lussier et Annie Marcoux. Les trois femmes s'entendent tellement bien que, quelques mois plus tard, elles décident de s'associer pour fonder une entreprise. Avec seulement 10 000 dollars de leur propre argent.
Ainsi sont nées les Productions Harissa, PME spécialisée en organisation d'événements clés en main et qui compte aujourd'hui entre 6 et 15 employés, selon les mandats, de même que des clients comme la Banque Nationale, L'Oréal et Maybelline. Malgré les difficultés des débuts, "je recommencerais demain matin", dit Nathalie Lesage.
Chaque année, à Montréal, des milliers de personnes prennent la décision de se "lancer dans les affaires". Pour relever le défi, pour être plus autonomes, pour se réaliser, pour concrétiser une passion. Souvent convaincus que leur idée est géniale; la plupart du temps avec des moyens limités.
Bien peu pourtant vont jusqu'au bout de leur rêve, révèle une étude de Mario Polèse, Richard Shearmur et Sylvie Arbour, de l'Institut national de la recherche scientifique - Urbanisation, Culture et Société (INRS-UCS), à qui la Chambre de commerce du Montréal métropolitain a commandé un troisième "bilan de santé" de Montréal. Il a été établi en collaboration avec le Global Entrepreneurship Monitor (GEM) Canada, programme de recherche international qui mesure annuellement l'activité entrepreneuriale dans différents pays.
Montréal se classe, au chapitre de la création d'entreprises, au milieu du peloton des 12 grandes villes nord-américaines scrutées par les chercheurs - et en fin de liste des cinq villes canadiennes. Mais le grand défi pour les entreprises montréalaises semble être de durer. Pour ce qui est du taux de croissance nette, Montréal traîne en effet à l'avant-dernier rang, loin derrière Toronto, Miami, Ottawa et Calgary (voir le tableau, p. 47). Ce qui laisse supposer que, toutes proportions gardées, moins d'entreprises de la grande région montréalaise survivent.
En fait, Montréal s'en tire assez bien lorsqu'on compare la survie à moyen et long terme des entreprises des cinq villes canadiennes. Ce serait le très court terme - les deux premières années - qui poserait problème, selon les chercheurs de l'INRS-UCS.
Dans l'ensemble du Québec, la situation n'est guère plus reluisante. Seulement une entreprise sur trois est encore en activité cinq ans après sa création. Et moins de 20% des entreprises existent encore au bout de 10 ans, d'après une étude du ministère de l'Industrie et du Commerce publiée en 2001.
"C'est inquiétant", dit la présidente de la Chambre de commerce du Montréal métropolitain, Isabelle Hudon, qui estime que l'établissement de nouvelles sociétés est le signe d'une économie dynamique ainsi que le moteur de la croissance, de la création de richesse et d'emplois. Les données du GEM montrent en effet que la quasi-totalité des entreprises naissantes envisagent de créer au moins un emploi au cours des cinq prochaines années, alors que 3 entreprises établies sur 10 excluent toute création d'emplois.
Selon Isabelle Hudon, les entrepreneurs doivent viser plus haut, un peu comme l'OSM vient de le faire en embauchant le chef d'orchestre Kent Nagano. "On a besoin d'établir un environnement de performance."
La présidente de la Chambre croit également qu'il faut mettre davantage en valeur l'entrepreneuriat. L'exemple, dit-elle, ne doit pas venir uniquement des grandes entreprises, mais aussi des dirigeants de PME, pas assez présents dans les activités de réseautage - les déjeuners-causeries, par exemple. "Nous aussi devons redoubler d'ardeur pour les attirer."
Les données du GEM révèlent tout de même quelques signes porteurs d'espoir. Ainsi, d'une manière générale, les Montréalais perçoivent plus positivement le statut d'entrepreneur que les Torontois et les Vancouvérois. En 2005, près de 8 Montréalais sur 10 estimaient que le fait de fonder une entreprise élevait le rang social du créateur et lui attirait le respect, contre 7 personnes sur 10 à Toronto et moins de 6 sur 10 à Vancouver.
Est-on en train, au Québec, d'acquérir une culture entrepreneuriale? Pas nécessairement. Car les gens y sont beaucoup moins nombreux à être séduits par l'idée de se lancer eux-mêmes dans les affaires: 65% des Montréalais considèrent l'entrepreneuriat comme une carrière désirable, contre 72% des Canadiens.
"C'est un désastre national!" dit Louis-Jacques Filion, titulaire de la Chaire d'entrepreneuriat Rogers-J.-A.-Bombardier, à HEC Montréal. Selon ce professeur, c'est tout le système scolaire québécois qui est en cause et qu'il faut remettre en question. Ailleurs dans le monde, dit-il, on est en train de promouvoir une culture entrepreneuriale. Au Brésil, par exemple, dans plusieurs États, on offre des cours sur l'élaboration de projets d'affaires dès la 1re année du primaire, ce qui a contribué à réduire le décrochage scolaire de 20% à 25%. À New York, la National Foundation for Teaching Entrepreneurship, organisme sans but lucratif fondé en 1987, offre des cours d'entrepreneuriat à des élèves issus de quartiers défavorisés, notamment dans le Bronx. En près de 20 ans, cet organisme a ainsi permis à 150 000 jeunes de s'initier au monde des affaires; près de un élève sur trois ayant suivi les cours est ensuite allé à l'université. Au Québec, soutient Louis-Jacques Filion, à part quelques initiatives marginales, on ne fait pas grand-chose. "On passe à côté."
Paule Tardif est plus optimiste. Directrice du Centre d'entrepreneurship HEC-Poly-UdeM, elle est d'avis que l'entrepreneuriat des francophones est encore bien jeune et qu'il faut lui laisser le temps de combler son retard. Le Québec, dit-elle, a longtemps été une société d'employés, ce qui crée des mentalités et explique le manque de modèles. Mais les choses évoluent. "Aujourd'hui, les jeunes veulent être plus autonomes, et le fait de devenir entrepreneur est moins tabou qu'il y a 20 ans."
Le Centre d'entrepreneurship offre notamment de la formation et des ateliers aux étudiants de ces trois établissements qui veulent devenir entrepreneurs. De 500 à 800 étudiants s'y inscrivent chaque année. On y organise également un concours annuel, qui permet à une quinzaine d'entrepreneurs en herbe de recevoir des prix en argent. Depuis 1998, une centaine en ont bénéficié.
Il n'empêche que certaines barrières sont plus difficiles à franchir au Québec qu'ailleurs. À commencer par l'accès au financement pour les sociétés en démarrage. Car tous les entrepreneurs le disent, c'est la grande difficulté. À moins d'avoir de solides garanties, il est quasi impossible pour une jeune entreprise de convaincre un banquier de la financer. Au Québec, la situation est particulièrement alarmante depuis que le gouvernement de Jean Charest et la Caisse de dépôt et placement ont décidé de se retirer du secteur du capital de risque, laissant toute la place au privé. Résultat: il y a moins de fonds disponibles, et ceux qui en ont préfèrent ces temps-ci investir dans des entreprises établies.
"Ce n'est pas le financement qui pose problème, mais le manque de bons projets. Quand les projets sont bons, les fonds sont là!" dit Paule Tardif, qui est en contact avec tous les prêteurs du Québec.
À HEC Montréal, Louis-Jacques Filion est sensiblement du même avis. Au cours de ses recherches, il a noté que les jeunes entrepreneurs qui manquent de planification ont davantage de difficulté à trouver du financement. Et, toujours à la recherche de capitaux, ils ont moins de temps à consacrer à leur concept. En revanche, ceux qui participent aux divers programmes de création d'entreprises offerts par l'école sont mieux équipés après quelques mois de planification. "Ils se retrouvent alors avec un produit différencié et plus facile à financer."
Nathalie Lesage et ses deux collègues ont d'ailleurs emprunté cette voie. Avant de foncer, elles ont peaufiné leur idée pendant six mois. Tous les soirs, elles se réunissaient pour une séance de remue-méninges et pour rédiger un plan d'affaires. Et elles ont obtenu un prêt de 50 000 dollars de la Banque de développement du Canada.
Au Québec, une panoplie de services et de programmes d'aide, offerts tant par des organismes publics que par des organismes sans but lucratif, sont à la disposition des entrepreneurs. Des services qui vont des renseignements généraux aux ateliers de formation en passant par l'accompagnement en entreprise et le mentorat. Dans certains concours, on remet également des prix en argent aux entrepreneurs qui démarrent.
C'est d'ailleurs ce qui a permis à Felipe Gallon, Colombien arrivé à Montréal en 1999, de lancer en 2001 Caribbean Juice, PME d'une quarantaine d'employés qui fabrique des sorbets artisanaux à base de fruits tropicaux. Grâce à un solide plan d'entreprise, ce jeune homme de 31 ans a réussi à amasser 45 000 dollars en bourses de toutes sortes.
Il faut dire que Felipe Gallon est plutôt débrouillard et qu'il a su adapter son plan en cours de route. Initialement, il avait prévu commercialiser des jus tropicaux. Sauf qu'ils étaient tellement concentrés qu'ils provoquaient des diarrhées chez une personne sur 10. "Je me suis retrouvé avec 100 000 bouteilles invendables!" Il les a dévissées une à une, avec un employé. Il a fallu des mois! Puis, il a converti les jus en sorbets - congelés et mélangés avec de la purée de fruits, ils ne causaient plus de problèmes. Ses délicieux sorbets sont maintenant en vente dans les supermarchés, les grandes surfaces, certains restaurants et de nombreuses crémeries au Québec, et dans quelques endroits à Toronto. Il vise les États-Unis dès l'an prochain et l'Europe d'ici quelques années.
Dans certains secteurs, particulièrement la haute technologie, une aide au financement est offerte sous forme de subventions et de crédits d'impôt, au niveau fédéral et provincial. "Les ressources sont là, mais elles sont mal adaptées aux entreprises qui démarrent", dit Thierry Pagé, 35 ans. En 1999, alors qu'il faisait son doctorat à l'École polytechnique, il a décidé de fonder Odotech, PME qui aujourd'hui conçoit et commercialise des "nez électroniques" permettant de mesurer le degré de puanteur des odeurs industrielles, les distances de propagation, etc. Son entreprise avait droit aux crédits d'impôt, dit-il, mais les nombreuses démarches ont fait qu'il a dû attendre deux ans avant de toucher l'argent. "Pendant ce temps, il faut continuer à payer les employés", dit-il. Il en a passé des nuits à prier pour qu'ils attendent au vendredi avant d'encaisser leurs chèques de paye, distribués le jeudi!
Stephan Ouaknine, Montréalais de 32 ans diplômé de McGill en administration, ne jure que par Montréal. "Il y a un bon bassin d'ingénieurs, les coûts de démarrage et d'exploitation d'une entreprise sont bas, et les subventions gouvernementales, généreuses!" En 13 ans, il a fondé et vendu trois sociétés - en Israël et aux États-Unis - et a travaillé un peu partout dans le monde. En 2002, il en a créé une quatrième, Blueslice Networks, qui met au point des systèmes de gestion d'abonnés multiprofils (personnes abonnées à plusieurs moyens de télécommunication: cellulaire, service de voix par Internet, etc.). Selon lui, il n'y a pas de meilleur endroit que Montréal pour exploiter une société comme la sienne, qui compte aujourd'hui 42 employés. "On peut lancer une entreprise au Québec et vendre partout dans le monde."
Pour la Chambre de commerce du Montréal métropolitain, Stephan Ouaknine est le modèle même de l'entrepreneur de l'avenir. Il est jeune, il évolue dans une industrie du savoir et il exporte partout sur la planète. Mais la Chambre estime qu'il faut également cibler les femmes, les diplômés universitaires et les immigrants. Juliana Zerda, elle, incarne les trois groupes à la fois!
Cette jeune femme de 32 ans a immigré de Colombie avec mari et enfant il y a trois ans, avec l'intention de fonder une petite entreprise. Et elle a pris tous les moyens pour y arriver. Pendant huit mois, elle a suivi des cours intensifs de français, langue qu'elle parle couramment aujourd'hui. Puis, elle s'est inscrite à un programme de certificat en création d'entreprises à HEC Montréal, où elle a élaboré son concept. Elle a participé à toutes sortes d'ateliers et a obtenu une bourse de 5 000 dollars de la Fondation du maire de Montréal. Elle s'est même trouvé un mentor!
Depuis octobre 2005, elle dirige de chez elle, à l'Île-des-Soeurs, Objets PlayPlus, qui commercialise des jeux et jouets pour adultes qui "défient l'esprit". Casse-tête, répliques de jeux miniatures, jouets décoratifs... les produits sont importés de Colombie et distribués dans les entreprises, qui s'en servent comme objets promotionnels.
Juliana Zerda veut maintenant pénétrer le marché des boutiques de cadeaux en introduisant de nouveaux produits pour enfants. Mais parce qu'elle souhaite s'intégrer à la société québécoise et encourager l'économie locale, elle a décidé de faire fabriquer ces nouveaux jouets au Québec. Elle s'est associée à un designer et à un ébéniste, qui travaillent déjà sur six prototypes. "Si on ne fait qu'importer des produits, on ne contribue pas au développement économique du Québec", dit-elle. En voilà une qui pourrait bien servir de modèle entrepreneurial un jour.
Encadré(s) :
UNE VILLE MOYENNE
Taux de "natalité" des entreprises. À Montréal, sur 100 entreprises, 13,2 sont nouvelles.*
Calgary 17,3%
Miami 15,8%
Atlanta 15,4%
Toronto 15,1%
Ottawa-Hull 14,7%
Vancouver 14,6%
Montréal 13,2%
Seattle 12,9%
New York 12,9%
Chicago 11,8%
Boston 11,4%
Philadelphie 11,3%
*2001-2002
Source: Inrs-ucs / Gem Canada
DANS LE ROUGE...!
Des entreprises naissent. D'autres disparaissent ou déménagent. À Montréal, le taux de croissance nette des entreprises est négatif!*
Calgary 4,04%
Ottawa-Hull 1,83%
Miami 1,80%
Toronto 1,67%
Atlanta 1,58%
Philadelphie 0,51%
Vancouver 0,32%
New York 0,09%
Boston 0,03%
Chicago -0,01%
Montréal -0,04%
Seattle -0,25%
*2001-2002
Source: Inrs-ucs / Gem Canada
Illustration(s) :
Hamel, Marie-Claude
Trois entrepreneures qui ont gagné leur pari (de gauche à droite): Geneviève Lussier, Annie Marcoux et Nathalie Lesage.
Hamel, Marie-Claude
Felipe Gallon a lancé Caribbean Juice avec l'argent d'un prix remis aux entrepreneurs débutants.
Hamel, Marie-Claude
Présidente de la Chambre de commerce du Montréal métropolitain, Isabelle Hudon croit qu'il faut mettre davantage en valeur l'entrepreneuriat.


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