Hélène Buzzetti - Ottawa -- La guerre linguistique est ouverte: la Cour suprême du Canada a jugé hier que Québec n'avait pas le droit d'empêcher comme il l'a fait les écoliers québécois allophones de «s'acheter» le droit d'étudier en anglais en fréquentant quelque temps une école privée. Le gouvernement de Jean Charest peste contre cette décision qui l'oblige à revoir ses lois d'ici un an, et veut trouver un moyen de faire respecter la primauté du français en éducation.
«Nous sommes déçus de ce jugement, c'est évident, a réagi Jean Charest hier. On va travailler avec tous les parlementaires pour arriver à une solution qui est le reflet de nos valeurs québécoises. Ça inclut, au premier rang, la primauté du français dans la société québécoise et pour le peuple québécois.» Il s'est toutefois engagé à combattre «avec toutes [s]es forces» ceux qui cherchent «la chicane» à des fins partisanes. La chef du Parti québécois, Pauline Marois, lui a alors reproché de défendre davantage les juges de la Cour suprême que la Charte de la langue française. «Ce jugement aura des conséquences très sérieuses», a-t-elle insisté.
Mme Marois, comme le chef du Bloc québécois, Gilles Duceppe, a dénoncé une Cour suprême d'une nation, la canadienne, qui n'est pas la sienne. «On dit reconnaître la nation [québécoise] ici et on ne reconnaît pas sa langue, a déploré
M. Duceppe. Tous les gens ici qui appuient cette décision de la Cour suprême dans les partis fédéralistes agissent en purs hypocrites.»
Personne du gouvernement conservateur n'a voulu commenter. Le député libéral Justin Trudeau estime pour sa part que l'objectif de francisation poursuivi par Québec est légitime et qu'il a simplement manqué de «subtilité» dans l'élaboration de sa loi 104. «Les immigrants qui arrivent au Québec doivent apprendre le français d'abord et avant tout.»
Le jugement unanime des sept magistrats signé par le Québécois Louis Lebel est aussi succinct -- il fait à peine 42 pages -- qu'il est catégorique: la loi 104 adoptée en 2002 par l'Assemblée nationale est inconstitutionnelle parce qu'elle viole les droits sur la langue d'instruction. Les parents allophones désireux d'inscrire leurs enfants à l'école anglaise les envoyaient en effet à grands frais (entre 5000 et 30 000 $ par an) dans des écoles privées non subventionnées, qui ne sont pas soumises aux lois linguistiques du Québec. Ensuite, faisant valoir que les enfants avaient reçu la «majeure partie» de leur instruction en anglais, ils demandaient une dérogation pour inscrire ces derniers à l'école publique anglaise. La loi 104 a décrété que le parcours scolaire effectué dans ces écoles dites passerelles ne serait pas pris en considération pour déterminer l'admissibilité à l'école anglaise.
Dans son jugement, le juge Lebel conclut qu'il s'agit d'une mesure «excessive» et «draconienne». «L'impossibilité d'évaluer complètement le cheminement scolaire d'un enfant pour déterminer l'étendue de ses droits linguistiques scolaires a pour effet de tronquer la réalité, en créant un parcours scolaire fictif», est-il écrit. Il ajoute plus loin: «Le refus de prendre en compte ce parcours est total et sans nuance.»
Le juge conclut que Québec devra désormais analyser chaque cas au mérite, bien qu'il reconnaisse que ce sera ardu. «Si délicate que puisse être cette tâche, seule une telle approche permettra de respecter les objectifs du constituant [l'Assemblée nationale] en évitant un retour au principe du libre choix de la langue de l'enseignement.»
Québec avait évalué que de 1997 à 2002, 4000 enfants ont fréquenté des écoles-passerelles pour acquérir le droit d'aller à l'école anglaise. Le jugement d'hier cite des chiffres plus importants: 2100 élèves fréquentant des écoles privées non subventionnées anglaises n'avaient pas le droit d'être éduqués en anglais en 2001-02. Ils étaient plus de 4000 six ans plus tard. On ignore combien de ces jeunes ont l'intention de passer au système public, mais ces chiffres démontrent la popularité croissante de cette échappatoire.
N'empêche, le juge Lebel ne croit pas qu'il y a urgence, parlant de chiffres «relativement faibles». Il reconnaît quand même la légitimité de l'objectif poursuivi par Québec, celui de préserver le caractère francophone de la province, et admet que les écoles-passerelles peuvent générer des abus.
«Lorsque des écoles sont établies principalement dans le but d'aménager le transfert d'élèves non admissibles au réseau anglophone financé par les fonds publics et que leur enseignement sert, en effet, à réaliser ce transfert, on ne saurait affirmer que l'on se retrouve devant un parcours scolaire authentique. Encore faut-il examiner la situation de chaque institution, ainsi que la nature et le comportement de sa clientèle.» Bref, Québec doit évaluer non seulement quantitativement le séjour à l'école privée, mais aussi qualitativement. Le juge laisse toutefois entendre qu'un séjour «de six mois ou d'un an au début du cours primaire» ne serait pas suffisant.
Changer la loi 101?
La Cour suprême donne un an à Québec pour revoir sa loi. D'ici là, seul un des demandeurs, le jeune Satbir Bindra, doit être admis à l'école publique anglaise immédiatement. La Cour ordonne que le cas des 24 autres demandeurs soit réévalué.
Québec pourrait décider de réécrire la loi 101 pour qu'elle s'applique à toutes les écoles, y compris aux écoles privées non subventionnées, comme le réclame la Société Saint-Jean-Baptiste (SSJB). «Nous allons analyser toutes les hypothèses», a répondu la ministre responsable de la Charte de la langue française, Christine St-Pierre. Elle dit avoir commandé un avis juridique à cet effet. Elle s'est dite «déçue et choquée» du jugement.
L'avocat des familles, le militant pour le droit des Anglo-Québécois Brent Tyler, met en garde contre cette tentative. «Bonne chance! Ce serait manifestement invalide en vertu de la Charte», a-t-il dit hier, ajoutant qu'il contesterait un tel changement devant les tribunaux.
L'Association des écoles privées du Québec se réjouit du jugement, qui ne fait selon elle que ramener la situation au point où elle était avant l'adoption de la loi 104. Elle évalue qu'il lui permettra d'attirer 500 élèves de plus par année.
Le président de la SSJB, au contraire, croit que la solution de la Cour suprême n'est pas réaliste. «On se retrouve à la merci de l'arbitraire, sans balises précises, dit Mario Beaulieu. Comment va-t-on juger de l'intention des gens?» Selon lui, cet autre affaiblissement des lois linguistiques québécoises démontre «qu'il n'y a pas moyen d'assurer l'avenir du français au sein du Canada».
Il n'y a pas que les souverainistes qui partagent cette opinion. Le seul député québécois du NPD, Thomas Mulcair, est choqué du manque de réalisme des juges. «La Cour tient un beau discours sur le droit qu'a le Québec de protéger le français, mais elle dit que les dispositions retenues pour le faire sont excessives. Alors, qu'est-ce qui peut être fait concrètement?», se demande M. Mulcair. Le rapatriement de la Constitution canadienne sans l'approbation du Québec est à blâmer ici, croit-il. «C'est ça, la cause profonde.»
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Avec la collaboration de Robert Dutrisac
La Cour suprême tranche
Québec renvoyé à sa table à dessin
Les écoliers allophones pourront «s'acheter» le droit d'étudier en anglais
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