Printemps érable - Victimes de pression judiciaire

Accusés sans preuve, des manifestants ont été soumis à des conditions de libération dignes des trafiquants de drogue

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La preuve que le pouvoir judiciaire n'est pas indépendant du pouvoir politique

Plusieurs manifestants ont déjà dénoncé les méthodes employées par les policiers lors des manifestations du printemps 2012, mais rarement ont-ils pu décrire la pression judiciaire qui pèse sur eux. Libérés des accusations dont ils faisaient l’objet, des manifestants ont accepté de raconter au Devoir comment ils ont été soumis à des conditions de libération comparables à celles qu’on impose aux trafiquants de drogue, puis acquittés, faute de preuve.

Le soir du 23 août 2012, Cécile Riel est assise avec d’autres manifestants dans le parc Émilie-Gamelin. La traditionnelle manifestation nocturne va débuter dans quelques minutes. Quatre policiers s’approchent soudainement d’elle et la menottent sur-le-champ. On l’accuse d’avoir proféré des menaces à un policier et sans lui donner plus de détails, on l’emmène au poste de police. Elle n’est relâchée que le lendemain matin.

« Moi je pensais que j’avais dit quelque chose pendant une manifestation, que j’avais crié un slogan », explique Mme Riel, aujourd’hui âgée de 56 ans, une habituée des manifestations du printemps érable. Tellement habituée, en fait, que les policiers et elle se connaissaient par leur nom.

Ce n’est que lors de sa première comparution en cour qu’elle apprend ce qu’on lui reproche exactement. L’agent Alexandre Viau (« Viau », comme elle l’appelle) accuse Mme Riel d’avoir fait mine de tirer un coup de fusil vers lui lors de la manifestation qui a eu lieu la veille de son arrestation : l’index pointé et le pouce relevé, elle aurait crié «pow».

« C’est tellement ridicule, lance la manifestante. Je parlais avec d’autres manifestants et on pointait simplement vers les policiers pour savoir qui était qui. […] Et même si j’avais dit “ pow ”, comment il aurait pu m’entendre ? Il était de l’autre côté de la rue et il y avait plein de manifestants. »

Entre le moment de son arrestation et la tenue de son procès, Mme Riel ne peut s’approcher à moins de 100 mètres de l’agent concerné, ni se présenter à son poste de quartier. Elle continue malgré tout de participer aux manifestations nocturnes lorsqu’elle sait que l’agent Viau n’y est pas.

Le jour de son procès, son avocat lui conseille de plaider coupable à des accusations réduites, ce qu’elle refuse. « Coupable d’une offense moindre que quoi ? Je n’ai rien fait ! » s’insurge-t-elle. Sage décision, puisque moins d’une heure plus tard, elle est acquittée devant l’absence de preuve.

« S’ils n’avaient pas de preuve, pourquoi offrir un « deal » ? » s’interroge-t-elle, qualifiant au passage son expérience d’« extrêmement stressante ». « C’est à se demander d’où venaient les ordres. En tout cas, j’ai su c’est quoi, du profilage politique. »

Mme Riel se concentre désormais sur la contestation de cinq constats d’infraction reçus lors de différentes manifestations. « Le monde pense que c’est fini, mais ce n’est pas fini. Ça fait juste commencer. »

Envoyer un message

L’histoire de David Sanschagrin est différente, mais ses conclusions sont semblables. Le 20 mai 2012, le jeune homme est au coeur d’une manifestation qui tourne à la confrontation avec les policiers. Dès qu’une bouteille de bière est lancée en leur direction, des agents foncent sur un groupe de manifestants et arrêtent M. Sanschagrin, qui est masqué par un foulard. Le principal intéressé se défend. « Non, je n’ai pas lancé la bouteille. Souvent, les policiers prennent des raccourcis. Ils se disent que parce que tu es masqué, tu es dangereux. »

Le manifestant est projeté sur le sol « comme dans un plaqué de la NFL », menotté et aussitôt accusé de voie de fait armée et d’avoir résisté à son arrestation. Il est libéré après 24 heures de détention, sous des conditions très strictes : obligation de « garder la paix », ne pas participer à une manifestation « à moins que celle-ci soit pacifique », ne pas y transporter « tout sac ou contenant » et s’abstenir de posséder une arme, une imitation d’arme et « quelque outil que ce soit sur la voie publique », entre autres.

Un an et demi plus tard, son procès se déroule de la même façon que celui de Mme Riel. On lui propose de clore le dossier s’il plaide coupable à des accusations allégées. « J’avais un peu peur parce que les accusations étaient graves, mais j’ai refusé par principe », confie M. Sanschagrin. Lors du procès, deux policiers impliqués dans l’affaire livrent des témoignages contradictoires. L’un parle d’une manifestation paisible et d’un seul objet lancé ; l’autre décrit une manifestation bruyante et agitée avec des dizaines d’objets lancés. Le juge rend sa décision en moins d’une heure : David Sanschagrin est acquitté.

Celui-ci n’en revient pas qu’on ait pu s’attaquer ainsi à ses droits sans posséder de preuve l’incriminant. Il croit qu’en imposant des conditions aussi strictes aux manifestants accusés, les policiers ont voulu lancer un message à la population. « Ils ont voulu nous faire passer pour des gens violents, faire croire qu’on est des personnes dangereuses. »

Cécile Riel et David Sanschagrin ont pris la parole lors du dernier Mégaphone organisé par Le Devoir mercredi soir devant une cinquantaine de personnes.

« Conditions exagérées »

Pour d’autres manifestants, les conditions de remise en liberté sont encore plus contraignantes. Une personne notamment accusée de voies de fait sur un policier, mais qui ne peut être identifiée puisque son procès n’a pas encore eu lieu, est soumise à un total de 14 conditions depuis plus d’un an. Elle ne peut pas « communiquer ou […] être en présence physique de toute personne ayant à sa connaissance des antécédents judiciaires ou des causes pendantes », ni « être en possession d’un sac à dos ». Il lui est également interdit de se trouver dans un large périmètre couvrant le centre-ville de Montréal, y compris dans le métro.

L’avocate Franccesca Cancino Ramos, qui représente plusieurs manifestants arrêtés lors des manifestations étudiantes, estime que les cas d’acquittement faute de preuve ne sont pas isolés. « Mon impression, c’est qu’on accuse, on monte des dossiers et ensuite, on réalise qu’on n’a pas de preuve, affirme-t-elle. Dans plusieurs cas, ce sont des conditions assez exagérées qu’on impose habituellement à des individus qui ont des antécédents judiciaires, comme des trafiquants de drogue. » Elle croit que les accusations déposées contre les manifestants et les conditions de remise en liberté y étant rattachées ont été utilisées de manière dissuasive, pour notamment mettre un frein à la série de manifestations.


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