L'entrevue

Pour une laïcité sans compromis

«La notion de laïcité ouverte est une insulte», dit le philosophe Henri Peña-Ruiz

Laïcité — débat québécois



Le philosophe français Henri Peña-Ruiz

Photo : Didier Pruvot Éditions Flammarion


Paris — Les débats sur la laïcité ne déchirent pas que le Québec. Ils sont aussi vifs en France, où la laïcité est pourtant inscrite dans la Constitution. Le philosophe Henri Peña-Ruiz s'est récemment insurgé contre l'instrumentalisation des débats sur l'islam et la laïcité par le gouvernement de Nicolas Sarkozy. Ce petit-fils d'immigrés espagnols, qui a grandi dans la banlieue parisienne du Pré-Saint-Gervais, estime urgent de défendre une vision rigoureuse de la laïcité. Conception qu'il oppose à la laïcité dite «ouverte», dont Nicolas Sarkozy s'est fait le défenseur en France dans un livre d'entretien avec le père Verdin et dans son célèbre discours de Latran où il affirmait que la République avait «besoin de croyants».
Le philosophe, qui nous reçoit dans son appartement de l'Est parisien, rappelle que le mot «laïque» vient du grec. «Laos recouvre l'unité indivise d'une population sans distinction entre les croyants, les athées ou ceux qui occupent une fonction dans l'administration du sacré. Cela ne veut pas dire qu'ils sont tous fabriqués dans le même moule, mais simplement que leurs différences ne les empêchent pas de vivre ensemble.»
La laïcité est donc un principe d'union de tout le peuple, dit-il, qui s'appuie sur trois exigences inséparables: «la liberté de conscience qui suppose qu'un être soit libre de croire en dieu ou de ne pas croire», la «stricte égalité de traitement de tous les êtres humains quelles que soient leurs convictions spirituelles» et «l'idée que la puissance publique commune aux croyants, aux athées et aux agnostiques doit uniquement poursuivre le bien commun à tous et non pas le bien particulier de certains».
En affirmant que «la République a besoin de croyants», sous prétexte de laïcité «ouverte», Nicolas Sarkozy laissait entendre que les croyants étaient de meilleurs citoyens que les athées ou les agnostiques. Il en va de même lorsque le président affirmait que «l'instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur».
Accommodement déraisonnable
Si la laïcité est un principe, comme peut l'être l'égalité des sexes ou la liberté d'expression, elle n'a pas à être «ouverte» ou «fermée», affirme Henri Peña-Ruiz. «La notion de laïcité ouverte est une insulte parce que, finalement, on désigne cet idéal en y intégrant déjà une critique. On me dit que c'est pour se distinguer des laïcs antireligieux. Je réponds que bouffer du curé n'a strictement rien à voir avec la laïcité.»
«Quand on dit qu'on est pour l'égalité des sexes, est-ce que c'est rigide? Accommoder cette égalité pour accepter un peu d'inégalité reviendrait à la bafouer l'égalité des sexes. Il en va de même pour la laïcité qui est simplement un principe auquel on n'a pas à faire d'entorses.»
C'est pourquoi Henri Peña-Ruiz s'oppose aussi à ce qu'on inscrive dans la loi le principe des «accommodements». Selon lui, les multiples accommodements, pourtant fréquents en France, qui permettent par exemple d'offrir des menus sans porc dans une cantine scolaire ne doivent pas relever de la loi. «On peut accommoder une sauce en mettant plus de sel ou de poivre. On ne peut pas accommoder l'égalité de droits.»
De même, faire des religions un objet d'enseignement séparé, comme le fait le cours d'Éthique de culture religieuse du Québec, revient à entretenir la confusion, dit-il. «Il n'y a pas de raisons d'enseigner les religions si on n'a pas non plus un cours d'humanisme athée. Va-t-on faire un cours de sagesse bouddhique, puisque le bouddhisme est entre la philosophie et la religion? Si l'on veut traiter les religions comme des objets de connaissance, il ne faut pas les retirer de leur contexte historique. Cela relève des cours d'histoire ou de philosophie.»
Diversité et laïcité
Henri Peña-Ruiz en a aussi contre cette accusation des tenants de la laïcité «ouverte», selon laquelle les laïcs entendent «renvoyer le religieux hors de l'espace public», comme l'écrivaient l'an dernier en toutes lettres les auteurs du manifeste Pour un Québec pluraliste. «Les partisans de la laïcité ouverte confondent le droit de s'exprimer dans l'espace public et le contrôle que certains pourraient vouloir exercer sur cet espace. Si des catholiques veulent manifester contre l'avortement, ils ont parfaitement le droit de le faire. Il n'est pas question de confiner l'expression des opinions religieuses dans la sphère individuelle. En revanche, les laïcs refusent que les religions jouissent de privilèges publics. Quand, par exemple, l'État organise à ses frais une célébration religieuse officielle, cette célébration est une sorte de violence faite aux athées et aux agnostiques.»
Il en va de même lorsque la commission Bouchard-Taylor accepte qu'un enseignant porte en classe des signes religieux. Tout fonctionnaire, dit Henri Peña-Ruiz, «a une exigence de neutralité. En situation de représentation de l'État, il doit la respecter, même si en tant qu'être individuel et singulier, il a des convictions particulières. Cela s'applique aussi à l'opinion politique. Un professeur de l'école publique n'a pas à afficher un signe d'appartenance politique. Il y a d'autres lieux pour le faire. Quand j'ai en face de moi quelqu'un qui ne porte pas d'emblème, je peux me sentir considéré comme un citoyen égal.»
Cette exigence serait d'autant plus grande que nos sociétés sont de plus en plus diverses. «Il est sain que, dans une société, on puisse tour à tour exhiber ses différences et sa ressemblance. Il ne s'agit pas d'écraser la particularité, mais il faut respecter ces registres. Sinon, on court le risque de l'enfermement communautariste et particulariste.»
Le monde anglo-saxon
La laïcité dite «à la française» a particulièrement été critiquée dans les pays anglo-saxons. Barack Obama est un des rares chefs d'État, avec les potentats arabes, à avoir dénoncé l'interdiction du port du voile dans les écoles françaises. «Les pays anglo-saxons ont une tradition différente, reconnaît le philosophe, car ce sont souvent des pays d'immigration qui ont eu à organiser la coexistence des différences religieuses et qui ont, dans un premier temps, considéré qu'il ne fallait surtout pas étouffer les différences.» Pourtant, ajoute-t-il, ces pays défendent souvent une conception étriquée de la laïcité en maintenant des références à dieu dans l'action publique (In God We Trust) ou dans leur constitution (Canada).
«Ce primat de la religion relève d'une conception discriminatoire, non démocratique. Une démocratie qui donne plus de droits aux croyants qu'aux athées n'est pas aboutie. Je pense que ce n'est pas normal que le président des États-Unis prête serment sur la Bible. Il devrait le faire sur un document plus universel, la Constitution américaine.» N'est-ce pas d'ailleurs Thomas Jefferson, auteur de la première Constitution de la Virginie, qui avait élaboré la thèse du «mur» entre la religion et la politique?
Pour Henri Peña-Ruiz, la laïcité n'est pas une coquille vide. Elle se distingue de la simple tolérance des religions entre elles. «La laïcité, c'est le pari de la culture, de l'autonomie de jugement et de l'intelligence. On fait confiance à l'homme pour choisir librement ses options spirituelles. On sait aussi qu'il ne peut pas le faire dans le vide et qu'il lui faut des repères culturels.» La laïcité est donc inséparable d'une école qui enseigne les humanités et où l'élève est invité à s'abstraire de l'immédiateté des choses pour s'ouvrir au savoir. Mais c'est déjà un autre débat...
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Correspondant du Devoir à Paris


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