Chronique du samedi

Peindre Hölderlin, parler français au Québec

Chronique de José Fontaine

Peut-on peindre un poète? C'est ce que fait en tout cas mon ami Daniel Seret qui m'a expliqué toute sa démarche ce matin à Durbuy (qui se dit la plus petite ville du monde - ville au sens où chez nous, certaines communes ne sont pas des villes, distinction qui n'existe pas partout évidemment). Il a d'abord découvert Hölderlin, par hasard, ce contemporain de Schiller, Hegel et, en quelque sorte, Kant.
Il a alors appris que deux musiciens allemands, Killmayer et Holliger, avaient composé des musiques sur les poèmes d'Hölderlin que le génial poète avait écrits quand il devint fou.
Il s'est mis alors à peindre en écoutant ces musiques puis a tenté l'expérience suivante: lire Hölderlin en français et après chaque poème, dessiner un bref signe sur le papier. Une autre expérience étonnante, c'était de refaire la même chose mais en écoutant Hölderlin récité en allemand, langue qu'il ne connaît pas.
Poésie, musique, peinture
Ce qui frappe, c'est le fait que dans bien des cas en recherchant les poèmes à la source de son inspiration, on se rend compte qu'il y a entre les peintures faites à partir de Killmayer, Holliger, à partir de la lecture en français ou l'écoute en allemand (un simple trait), un même mouvement qui anime la peinture. Tout ce travail vient d'être publié par le catalogue de l'exposition que le peintre a tenue à Tübingen et cela par la Fondation, Hölderlin à Tübingen.
J'ai été frappé par l'explication que Daniel Seret donne de ces correspondances et cela a à voir avec la fameuse théorie de l'imagination chez Kant, qui est cette faculté de l'esprit qui, recueillant le divers de la sensation, lui donne une première stabilité, qui en appelle alors à la formulation du concept, par définition plus stable encore. Daniel Seret appelle cela la “matrice formelle”, soit ce qui nous passe par l'esprit lorsque nous disons un mot, comme par exemple “tendresse” ou “Révolution”. Nous avons alors un sorte de fixation dans l'esprit très rapide, assez inexprimable, singulière, mais qui peut se transmettre - si l'expérience est juste et je pense qu'elle l'est - à un poème, une musique, une peinture. Cet ami me disait qu'Holliger lui avait dit : ”ma musique est dans votre peinture”.
Ce qu'apporte la peinture, c'est de donner une forme plastique à l'oeuvre musicale ou poétique. Et ce que le travail du peintre apporte au monde de l'expression en général, c'est une manière de voir et sentir les choses qui ne relève pas de la codification rigide du langage ordinaire.
Aussi bizarre que cela puisse sembler, ce peintre m'a alors parlé de la Wallonie, estimant qu'il y avait une “matrice formelle” de la Wallonie, une intuition de celle-ci (au sens de l'imagination créatrice), mais qui est mal traduite dans le français que la Wallonie a adopté (spontanément, cela n'a pas à être remis en question), comme langue officielle. Or cette langue, en Wallonie, participe du code. Elle est d'une certaine façon mal adaptée à ce qu'est la Wallonie.
Quelle est l'imagination de la Wallonie et du Québec?
Je n'ai pu m'empêcher de lui parler alors de [ce que j'avais expliqué dans ma dernière chronique->788], à savoir que, dans la Wallonie industrielle - en termes relatifs, la Wallonie a été la première puissance industrielle au monde durant quelques décennies au 19e siècle et dans certains secteurs la première en termes absolus après l'Angleterre (charbon et acier) - le langage partout de la sécurité (comme c'est le cas de l'anglais aujourd'hui dans certains domaines), a été le wallon. Cela concernait donc une part majeure de la vie économique et sociale avec 7 à 800.000 ouvriers de l'industrie à la charnière du 19e siècle et du 20e siècle, sur quelque chose comme une population active d'un peu plus d'un million d'êtres et une population globale de moins de 3 millions d'habitants. C'est-à-dire, pour ce qui compte aux yeux de chacun (le travail, le gagne-pain et au-delà toute une culture), à peu près tout le monde.
Le wallon était en effet la langue aussi de l'agriculture, de la famille, de l'intimité sauf dans la bourgeoisie et la petite-bourgeoise qui, cependant, quand il s'agissait en tout cas des cadres de l'industrie (ingénieurs, directeurs, autres cadres, contremaîtres, ouvriers manoeuvres), parlèrent longtemps cette langue qui était la langue unique des activités de pointe. C'est vrai jusqu'à un certain point aussi de la vie politique car une partie de la presse en Wallonie était rédigée en wallon, au moins avant 1914, à travers des journaux enracinés dans une manière locale de parler mais qui pouvaient être lus partout en Wallonie (certains tirages étaient élevés). Le wallon était aussi employé dans la plupart des conseils municipaux des communes populaires, voire même au Parlement belge lui-même; exceptionnellement.
La preuve de tout ceci, ce sont les témoignages de maints auteurs mais aussi cette preuve flagrante, à savoir le fait que, dans le vocabulaire des mines et de la sidérurgie, un très grand nombre de mots n'existent qu'en wallon, du moins pour la période 1850-1950 qui fut la modernité avancée de mon pays.
Ce pays a vécu donc en wallon, au plus près de sa réalité la plus lourde, la plus intime, la plus collective aussi. Mais ne se dit qu'en français. Avec le français, la Wallonie a certes gagné quelque chose, mais elle a probablement exprimé sa “matrice formelle” son intuition d'elle-même dans un langage très codifié, très éloigné aussi de son expérience vive ou de son imagination collective, de la manière dont elle se dit à elle-même et aux autres. Certes, toute langue est codifiée mais le wallon est resté plus proche de l'imagination ou de l'intuition dans la mesure où, même s'il a été abondamment imprimé dès le 17e siècle, il n' a jamais été régenté par une orthographe unique et est demeuré pour beaucoup de monde une langue “orale” si l'on ose dire ce pléonasme.
A ce moment, Daniel Seret m'a dit qu'il ne pensait pas que le Québec avait adopté et défendu sa langue française exactement comme nous, dans la mesure où ce que le Québec s'était approprié à travers le français c'était “son” français, de telle façon que cette langue y est en un certain sens plus “nationale” qu'en Wallonie. Nous avons adopté le français de France. Mon grand-père a rédigé une grammaire du français et les Wallons ont été les grammairiens du français (Hanse et Grevisse sont des Wallons).
J'ai usé des mots “son français” car ce sont les mots eux-mêmes dont se sert Ramuz, l'écrivain suisse romand, pour exprimer son oeuvre. Je ne saurais mieux expliquer cette démarche de cette immense écrivain romand (qui vient de passer dans la Pléiade), que par les mots dont il se sert et par lesquels je voudrais conclure:
“ Je me rappelle l'inquiétude qui s'était emparé de moi en voyant combien ce fameux “ bon français ”, qui était notre langue écrite, était incapable de nous exprimer et de m'exprimer. Je voyais partout autour de moi que, parce qu'il était pour nous une langue apprise (et en définitive une langue morte), il y avait en lui comme un principe d'interruption, qui faisait que l'impression, au lieu de se transmettre telle quelle fidèlement jusqu'à sa forme extérieure, allait se déperdant en route, comme par manque de courant, finissant par se nier elle-même (...)
Je me souviens que je m'étais dit timidement: peut-être qu'on pourrait essayer de ne plus traduire. L'homme qui s'exprime vraiment ne traduit pas. Il laisse le mouvement se faire en lui jusqu'à son terme, laissant ce même mouvement grouper les mots à sa façon. L'homme qui parle n'a pas le temps de traduire (...) Nous avions deux langues: une qui passait pour “ la bonne ”, mais dont nous nous servions mal parce qu'elle n'était pas à nous, l'autre qui était soi-disant pleine de fautes, mais dont nous nous servions bien parce qu'elle était à nous. Or, l'émotion que je ressens, je la dois aux choses d'ici... “ Si j'écrivais ce langage parlé, si j'écrivais notre langage...” C'est ce que j'ai essayé de faire...” CF Ramuz, Lettre à Bernard Grasset (sous le titre Lettre à un éditeur) in Six Cahiers, n°2, Lausanne, novembre 1928, repris in CF Ramuz, Oeuvres Complètes, Éditions Rencontre, Lausanne, 1968 ]. Le site de la [revue TOUDI comporte un article à ce sujet qui intéressera tous les Francophones.
José Fontaine
Une autre théorisation de la démarche que je tente d'expliquer ici se trouve dans Robert Estivals, Théorie générale de la schématisation, L'Harmattan, Paris 2002.

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José Fontaine355 articles

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Né le 28/6/46 à Jemappes (Borinage, Wallonie). Docteur en philosophie pour une thèse intitulée "Le mal chez Rousseau et Kant" (Université catholique de Louvain, 1975), Professeur de philosophie et de sociologie (dans l'enseignement supérieur social à Namur et Mirwart) et directeur de la revue TOUDI (fondée en 1986), revue annuelle de 1987 à 1995 (huit numéros parus), puis mensuelle de 1997 à 2004, aujourd'hui trimestrielle (en tout 71 numéros parus). A paru aussi de 1992 à 1996 le mensuel République que j'ai également dirigé et qui a finalement fusionné avec TOUDI en 1997.

Esprit et insoumission ne font qu'un, et dès lors, j'essaye de dire avec Marie dans le "Magnificat", qui veut dire " impatience de la liberté": Mon âme magnifie le Seigneur, car il dépose les Puissants de leur trône. J'essaye...





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