Nous sommes une douzaine de professionnels diplômés universitaires, certains parents de jeunes enfants. Nous avons vécu dans plusieurs villes du Québec et, pour certains d'entre nous, du monde. Nous ne représentons ni groupe d'intérêt ni association d'aucune sorte. Si plusieurs ont participé au brassage d'idées ayant mené à ce mémoire, notons que certains ont préféré ne pas y apposer leur signature de peur de rencontrer des problèmes dans leur milieu de travail, la fonction publique fédérale pour plusieurs d'entre nous.
Périmètre de réflexion
Comme le souligne d'ailleurs le document de réflexion, nous sommes d'avis que le malaise généré par certaines pratiques d'accommodement ne devrait d'aucune façon être assimilé à un malaise face à l'immigration en général. Ces deux questions nous apparaissent comme étant distinctes et dissociées. D'abord parce que les demandes d'accommodement ne sont généralement pas reliées à des diasporas spécifiques, ensuite parce qu'elles ne sont pas uniquement le fait de communautés ou de personnes récemment établies au Québec.
Pour cette raison, nous hésitons à suivre la commission dans une réflexion qui déborderait de la question des pratiques d'accommodement pour traiter de l'intégration des immigrants. L'immigration nous apparaît comme une source inépuisable d'enrichissement collectif et nous ne souhaitons pas la remettre en question. Nous nous en tiendrons donc aux questions qui touchent spécifiquement les pratiques d'accommodement et les replacerons dans leur véritable contexte, celui de la place des pratiques religieuses dans les institutions communes.
Cette commission nous apparaît nécessaire pour établir des principes directeurs qui non seulement guideront le Québec dans son ensemble sur ces questions, mais encadreront les gestionnaires d'institutions publiques dans leur réponse aux diverses demandes d'accommodements leur étant soumises. Nous croyons en effet qu'il faut adopter des règles générales pour éviter la multiplication des exceptions, le cas-par-cas et l'arbitraire.
Il est à noter que par institutions publiques, nous entendons l'ensemble des ministères et organes provinciaux et municipaux financés par les contribuables (hôpitaux, centres communautaires, centres de la petite enfance, etc.). Bien que nous souhaiterions voir le secteur privé s'inspirer de nos recommandations, nous comprenons qu'il soit libre de consentir à ce que bon lui semble.
Accommodements raisonnables: un concept juridique galvaudé
Il est utile de rappeler le but premier d'un accommodement: éviter que l'application des lois et règlements n'entraînent une discrimination à l'endroit d'un individu en raison de particularités individuelles protégées par la loi.
Nous estimons que l'État québécois n'a pas le même fardeau d'accommodement selon qu'il fait face à des personnes confrontées à des états objectifs et involontaires (sexe, âge, handicap, etc.) ou à des personnes qui s'imposent certaines obligations (en particulier religieuses) par choix personnel.
Aussi partageons-nous l'étonnement du Mouvement laïque québécois devant ces «juges [qui] semblent accepter d'emblée que les obligations que s'imposent les croyants coulent de source divine» et constituent autant de «fatalités» auxquelles ils ne peuvent se soustraire. Pire, les tribunaux ont tendance à adopter une conception subjective les menant à endosser les interprétations religieuses les plus radicales lorsqu'ils déterminent les obligations de pratique des demandeurs. Dans la mesure où il n'existe pas de consensus au sein d'une même communauté sur les obligations découlant d'une tradition culturelle ou d'une croyance religieuse (qu'on pense aux messes quotidiennes, au port du kirpan, de la kippa ou du foulard islamique), l'État québécois est-il vraiment obligé d'accommoder ceux qui adhèrent librement à des régimes de vie plus stricts? Nous pensons que non.
Nous constatons que les demandes d'accommodements ont été acceptées du moment qu'elles n'engendraient pas de coûts (monétaires ou organisationnels) démesurés. À notre avis, ce cadre d'analyse purement matériel est réducteur. Il doit être élargi pour prendre en considération la portée idéologique des dites demandes et la caution que la société québécoise, et en particulier l'État, sembleraient y apporter en y acquiesçant. Si les valeurs véhiculées par les demandes contredisent celles que désire se donner le Québec, alors ces demandes devraient être refusées. S'il faut rester ouvert à la différence, il faut aussi à notre avis éviter le piège du relativisme culturel.
Valeurs: la mixité, cette grande oubliée
Il nous apparaît nécessaire de façonner la société québécoise autour de ses valeurs communes en excluant de la sphère publique toute valeur rattachée à des idéologies politiques ou religieuses qui, en se confrontant, ont historiquement engendré la confrontation et parfois la fracture sociale.
Si nous partageons la plupart des «valeurs fondamentales» énumérées dans le document de réflexion, il nous apparaît primordial de réaffirmer haut et fort que l'espace public québécois se veut mixte. Les hommes et les femmes doivent s'attendre à se côtoyer, dans leur environnement professionnel, culturel et social comme dans leurs interactions avec l'État québécois. C'est dans la mixité que l'égalité hommes-femmes prend tout son sens. Aussi, les demandes visant à soustraire les femmes du regard ou du contact des hommes nous apparaissent comme autant de négations implicites de l'égalité auxquelles nous ne pouvons souscrire.
C'est pour cette raison, par exemple, que nous croyons que les gestionnaires montréalais ont eu tort d'accepter de réserver au seul usage des femmes certaines piscines publiques quelques heures par semaine. Ce n'était peut-être pas onéreux ou compliqué à faire, mais cela envoyait un message contraire aux valeurs que partagent les Québécois.
Laïcité affirmée
Nous souhaitons que le Québec achève sa transition vers la laïcité, en particulier au niveau de ses lois et de ses institutions. Cette laïcisation n'est pas incompatible avec la liberté de religion défendue par les chartes, au contraire. Affirmer la préséance des lois civiles sur les croyances religieuses est la seule façon d'assurer une véritable liberté de religion à tous les Québécois, quelles que soient leurs origines et leurs croyances.
Il peut être utile ici de rappeler qu'il s'agit de liberté de religion, et non d'un droit. La liberté d'expression contraint-elle un employeur à offrir un téléphone à un employé qui voudrait participer à une tribune téléphonique, ou à allonger ses pauses? Non, bien sûr. Contrairement à une interprétation de plus en plus répandue, l'État n'a donc, à notre avis, aucune obligation à fournir les moyens de la pratique religieuse, mais seulement à en garantir la liberté de pratique --- y compris la liberté de n'en pratiquer aucune. La liberté de religion suppose aussi un choix personnel, qu'on présume éclairé et fait en toute connaissance des contraintes et obligations qui y sont associées. Il n'est donc pas acceptable qu'on attende de l'État qu'il nous soulage de l'effet de ces contraintes et obligations...
Nous proposons donc les principes suivants pour encadrer les décisions relatives aux demandes d'accommodement dans les établissements publics:
- l'accommodement demandé ne devrait pas se traduire par un avantage ou la libération d'une obligation (congés supplémentaires, exemption de cours ou d'examen, non-identification au bureau de scrutin ou sur les documents officiels)
- l'accommodement ne devrait pas empiéter sur les droits d'autres personnes, y compris les membres de la même communauté ou de la famille (piscine non-mixte, vitres givrées, restrictions alimentaires généralisées, etc.).
-l'accommodement ne doit pas découler d'une valeur idéologiquement en contradiction avec les valeurs fondamentales du Québec.
La laïcité des institutions québécoises implique que les convictions religieuses n'y ont pas leur place. Tout en étant conscients que la jurisprudence a pris une autre direction, nous privilégions un État dont les représentants entrant en contact avec le public se gardent d'afficher leurs croyances, de la même manière qu'ils sont déjà empêchés d'afficher leurs appartenances politiques. Il en va de l'apparence de justice. Nous pouvons imaginer de nombreux cas de figure où une personne s'adressant aux autorités pourrait se sentir injustement traitée, ou craindre de l'être, parce que le représentant de l'État avec qui elle fait affaire affiche une croyance contraire à la sienne. N'est-il pas ironique que les juges ayant autorisé des dérogations aux uniformes de l'État portent eux-mêmes des toges précisément pour projeter cette image de neutralité?
L'effort de laïcisation de nos institutions doit nous amener à repenser les congés statutaires. En redonnant leur caractère civique aux congés fériés, on s'évite une multitude de complications découlant des demandes d'accommodement reliées aux fêtes religieuses des uns et des autres. Il en va, à notre avis, de la fonctionnalité de la société dans un esprit d'égalité des citoyens. Dans cet esprit, il serait peut-être approprié de transformer le seul congé mobile dont la date est dictée par l'Église, Pâques, par un congé civique à date fixe sans connotation religieuse particulière. Pour ce qui est de Noël, il nous apparaît moins nécessaire d'y revenir. Cette fête à date fixe a d'abord une origine païenne, elle souligne un changement important de saison et elle correspond à une étape charnière du calendrier, soit la fin de l'année civile. En outre, chaque citoyen pourrait se voir offrir un jour de congé mobile qu'il utiliserait à sa guise pour la fête de son choix.
L'école, zone de neutralité pour tous
Nous croyons nécessaire ici de prendre de front une question souvent soulevée, soit celle du port de signes religieux à l'école. Il va sans dire que pour le corps enseignant et les cadres, la neutralité absolue s'impose à notre avis. Pour les élèves, entre le modèle de laissez-faire québécois et le modèle républicain français, nous privilégions une approche mitoyenne.
Puisque nous croyons que la religion devrait être librement choisie, il nous apparaît impossible que des enfants puissent avoir complété la démarche spirituelle requise menant au port de symboles religieux ostentatoires. C'est pourquoi nous proposons d'en interdire le port à l'école publique jusqu'à l'âge de 16 ans.
La religion relevant de la sphère privée, c'est à la cellule familiale qu'il revient de mener l'éducation religieuse des jeunes esprits. De la même façon qu'on ne conteste pas à l'école le droit d'enseigner des connaissances parfois contraires aux croyances ou valeurs de certaines familles (qu'on pense à l'éducation sexuelle ou encore la théorie de l'évolution), nous croyons que l'école se doit d'être un espace libre de religion afin de faciliter la réflexion de chaque jeune dans le but de lui permettre de faire un choix libre et éclairé.
Pourquoi 16 ans? Parce que cet âge semble faire consensus comme étant l'âge de raison. Ainsi les jeunes peuvent-ils à 16 ans conduire une voiture et librement choisir d'abandonner l'école. Doit-on aussi mentionner que le gouvernement fédéral songe à rehausser l'âge du consentement sexuel à 16 ans? Sans nécessairement cautionner cette initiative, nous y décelons une preuve supplémentaire de ce consensus autour de l'âge des choix personnels. Nous pensons donc qu'à partir de cet âge, les jeunes seront réputés capables de décider par eux-mêmes s'ils veulent s'imposer certaines obligations religieuses et en assumer les conséquences.
Certains font valoir que c'est l'école qui doit être laïque et non les élèves qui la fréquentent. Si la formule est bonne en apparence, nous pensons que son application a pour effet de cautionner l'idée que la religion a sa place dans toutes les sphères de la société.
Un arbitre nécessaire: un Office du vivre-ensemble
Nous proposons que naisse, de cette grande réflexion collective, une institution qui servirait de point de référence pour toutes ces questions de vivre-ensemble, de l'application des droits de l'individu dans le respect des valeurs collectives. La principale responsabilité de cet office (ou commission, régie ou bureau) serait d'offrir des services d'information, de surveillance et au besoin d'arbitrage pour encadrer les pratiques d'accommodement dans le respect de la laïcité des lois et institutions québécoises.
Ses mandats seraient les suivants :
- Veiller à l'application de toute disposition législative relative aux pratiques d'accommodements
- Recevoir et traiter les demandes des gestionnaires d'institutions
- Renseigner la population sur les pratiques d'accommodements
- Recevoir les plaintes des citoyens
Étant à la fois centre de ressources, gardien et arbitre, cet office serait le gardien du consensus social qu'aura identifié votre commission. Il viendrait en aide aux gestionnaires d'institutions privées et publiques se questionnant sur les suites à donner aux demandes d'accommodements leur étant adressées. Il pourrait aussi trancher certains litiges non résolus localement en fonction du cadre (loi? charte? constitution? nous n'avons pas de préférence) qui découlera, nous l'espérons, des travaux de cette commission. Enfin, son existence pourrait offrir un appui moral à ceux qui, dans leur isolement, leur ignorance des lois ou leur crainte de la controverse, se sentent obligés de consentir à tout.
Jean-François Picard*
*Yohanna Loucheur, Phonesavanh Thongsouksanoumane, Benoît Lambert, Martin Gravel, Caroline Turgeon, Michel Prévost, Annie Baillargeon, Michel Junger, ainsi que quatre autres signataires discrets
Mémoire à la Commission sur les pratiques d'accommodement
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