On ne reprochera pas à Benoit Labonté de manquer de substance. Il y a dans son Manifeste pour Montréal (dont Le Devoir a repris quelques extraits) une vision forte de la métropole et de son avenir qui concrétise plusieurs idées circulant depuis un bon moment dans une partie de l’intelligentsia montréalaise. Mais de grandes convictions ne sont pas nécessairement de bonnes convictions. La vision de Benoit Labonté mérite ainsi d’être examinée, à la fois sur le plan sociologique et politique.
Cette vision, Benoit Labonté n’en a évidemment pas l’exclusivité tant elle semble dominante dans les milieux qui se disent évolués et qu’on trouve tant dans la droite néolibérale que dans la gauche pluraliste. On la résumera ainsi : l’avenir de la civilisation serait désormais dans les grandes villes, où se recréeraient les identités collectives dans une dynamique cosmopolite et où s’inventerait une nouvelle manière de vivre en société. De grandes villes par ailleurs multiculturelles qui deviendraient des pôles d’identification de plus en plus puissants pour des citoyens plus mobiles que jamais et désinvestis des vieilles appartenances historiques qui se déployaient traditionnellement à la grandeur de l’espace national. Ces citoyens, on les présente surtout comme « des jeunes et des migrants » qui, pour un ensemble de raisons, sont moins pénétrés de l’identité nationale que les autres catégories sociales et qui sont pour cela plus disponibles envers un tel discours souhaitant la naissance d’un nouveau peuple transfrontalier, celui des urbains branchés. La ville serait un laboratoire à transformer les identités et à les vider de leur substance historique, ce qui du point de vue d’une certaine philosophie politique, confirmerait sa supériorité morale. Autrement dit, la ville serait le terrain d’élection d’un multiculturalisme appelé à s’approfondir dans le siècle à venir.
Une première conséquence découle de cette vision du monde : l’inévitable désolidarisation de Montréal par rapport au Québec comme espace national. Le nouveau « peuple montréalais » ne se sent plus solidaire du destin québécois, qui l’indiffère au mieux, qui l’exaspère au pire. Cette désolidarisation de la métropole entraînera inévitablement à plus ou moins court terme sur son territoire la marginalisation des francophones qui ne doivent leur relatif rapport de force sur l’île qu’à leur lien historique et démocratique avec le Québec hors Montréal. La chose va encore plus loin : du point de vue du multiculturalisme montréalais, les controverses identitaires qui traversent la société québécoise sont autant d’anachronismes détestables, ceux d’une société dépassée imposant à ses éléments les plus dynamiques des tensions dont elle voudrait plus que tout faire l’économie. D’ailleurs, l’intelligentsia, encore une fois, s’inscrit dans une même perspective : ne l’a-t-on pas entendu décrier pendant les audiences de la Commission Bouchard-Taylor les craintes exprimées par les Québécois des régions et des banlieues, en répétant sans cesse que les commissaires devaient aboutir au plus vite à Montréal où l’expérience du multiculturalisme serait dédramatisée et transformée en richesse collective. Pour ces promoteurs d’une métropole déliée de l’espace national, la démocratie québécoise n’est qu’une interférence institutionnelle de trop dans la dynamique identitaire montréalaise.
Multiculturalisée puis détachée du Québec, Montréal devrait ainsi exercer progressivement son droit à l’autodétermination. Benoit Labonté le dit : Montréal ne doit plus être administrée mais gouvernée. Car Montréal serait une cité. Ce vocabulaire n’est pas innocent. Ce qu’on présente ici, c’est Montréal sous la forme d’une unité politique appelée à se substituer au Québec, contre lequel elle devra se définir. C’est ce que Benoit Labonté appelle devenir montréaliste, ce qui veut pratiquement dire que l’appartenance à Montréal devra de plus en plus occulter puis se substituer à l’appartenance au Québec. La chose ne surprendra pas, car en démocratie, le pouvoir légitime se situe là où se trouve le peuple. Si Labonté fait de Montréal une nouvelle patrie, n’est-il pas conséquent que la démocratie se réincarne à Montréal en se désinvestissant au même moment du Québec ? Il n’est pas inutile de préciser que cette vision des choses s’inscrit pleinement dans le discours du Canada des grandes villes à construire contre les provinces. Le montréalisme s’emboite effectivement bien mieux avec le Canada multiculturel qu’avec l’acharnement du Québec à se définir comme une nation historique avec ses intérêts singuliers.
Il y a dans cette vision du rôle de Montréal une forme de déracinement volontaire par rapport à la société québécoise. Le fantasme postmoderne prend souvent l’allure d’un Moyen Âge technologique et numérique avec un monde asymétrique fait d’appartenances flexibles et incertaines. Benoit Labonté parle de Montréal comme d’une métropole cosmopolite qui s’insérerait immédiatement (donc sans la médiation québécoise) dans un espace mondialisé tissé de métropoles ayant entre elles bien plus de choses en commun que chacune d’entres elles avec le pays auquel elles sont encore accrochées. Il suffit de se souvenir du petit débat d’il y a quelques mois sur le transfert à Montréal du siège de l’ONU pour comprendre dans quel univers mental évoluent ces nouvelles élites montréalistes. Pour le nouveau peuple nomade, mieux vaut appartenir à l’époque qui vient qu’à toutes les époques qui se conjuguent dans le destin des vieilles nations. Benoit Labonté veut piloter l’introduction de la métropole dans ce nouvel univers, lui qui se présente comme un bâtisseur d’avenir. Il ne nous est pas interdit de nous méfier d’une telle vision.
Disons les choses comme elles sont : Benoit Labonté plaide pour la mise en place d’un féodalisme postmoderne reposant sur l’émancipation des grandes villes qui seraient encore sous la tutelle des nations. Il y a un monde entre reconnaître la différence « cosmopolite » au sein d’une nation un peu plus aérée qu’auparavant et le projet de plus en plus explicite de la retourner contre elle. Si Benoit Labonté devient maire en mettant de l’avant une telle vision, c’est une nouvelle étape qui s’établirait dans les relations entre Montréal et le Québec, au désavantage net du dernier. Il n’y a là aucune raison de se réjouir. Montréal n’est pas notre patrie et n’a pas vocation à le devenir.
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Mathieu Bock-Coté * Candidat au doctorat en sociologie, UQAM, auteur de La dénationalisation tranquille (Boréal, 2007) et codirecteur avec Jacques Beauchemin de La cité identitaire (Athéna, 2007). www.bock-cote.net
Montréal n'est pas une patrie
Le multiculturalisme et ses dérives
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