Mathieu Bock-Côté: «À travers la lutte contre les derniers signes du christianisme, ce qu’on conteste, c’est l’identité québécoise et son enracinement dans la civilisation occidentale. Le multiculturalisme rappelle ainsi que le Québec n’est pas une histoire mais une page blanche et que toutes les traditions culturelles devraient disposer du même traitement dans l’espace public. Mais, nous le savons, au Québec comme ailleurs, cette entreprise de javellisation identitaire est très mal perçue et génère un malaise profond qui a souvent l’allure d’un sentiment de dépossession.
Deux fois par mois, Le Devoir propose à des professeurs de philosophie et d'histoire, mais aussi à d'autres auteurs passionnés d'idées, d'histoire des idées, de relever le défi de décrypter une question d'actualité à partir des thèses d'un penseur marquant. Cette semaine, Mathieu Bock-Côté se penche sur la version québécoise de ce qu'on appelle aux États-Unis les «War on Christmas».
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George Orwell (1903-1950) est passé à l'histoire comme un analyste particulièrement perspicace de la mentalité totalitaire.. Son grand roman d'anticipation, 1984, est devenu un classique de la littérature politique. Il aura été parmi les premiers à décrypter la mécanique idéologique de la censure propre à une certaine variété de progressisme qui déréalise les sociétés en les idéologisant radicalement.
Surtout, il nous aura appris à reconnaître la corruption idéologique du langage politique lorsqu'il ne cherche plus à nommer la réalité mais à la voiler, ce qui est une constante dans l'histoire des utopies malfaisantes, qu'il s'agisse du marxisme ou du multiculturalisme qui en a hérité.
Ce n'est pas sans raison que les défenseurs de la démocratie libérale se sont tournés vers lui à partir des années 1980 lorsqu'elle fut mise en procès par l'idéologie multiculturaliste. Car, tout comme le socialisme, le multiculturalisme s'impose par une forme particulière de terreur idéologique, la rectitude politique, dont Orwell aura probablement été le premier théoricien.
Et la rectitude politique étend sans cesse son empire dans nos sociétés soumises au multiculturalisme d'État. La chose est particulièrement visible dans la controverse qui entoure désormais chaque année les fêtes de Noël. Le terme vient des États-Unis, on parle de la «War on Christmas». Tous les ans, Noël devient pour un mois le principal objet de la guerre culturelle qui divise la majorité silencieuse et l'intelligentsia multiculturaliste. Cette «guerre de Noël» qui traverse désormais toutes les sociétés occidentales s'est imposée au Québec depuis quelques années.
En décembre, la querelle s'ouvre fatalement: doit-on souhaiter «Joyeux Noël» ou «Joyeuses Fêtes»? Les personnes politiques sont prévenues et la plupart d'entre elles n'utilisent plus la première formule, apparemment discriminatoire, pour se tourner vers la seconde, plus «ouverte sur le monde». [On a même appris ces derniers jours qu'une étape de plus avait été franchie dans la rectitude politique: nous en sommes rendus, sur le Plateau Mont-Royal, à se souhaiter «Joyeux décembre»!->24764]
Il n'est pas nécessaire d'accumuler les exemples pour entrer dans le coeur de notre controverse, dont on connaît l'enjeu: c'est la querelle du multiculturalisme qui cherche à neutraliser l'héritage fondateur des sociétés occidentales et qui mène une guerre perpétuelle contre leur identité nationale. Au nom de la diversité à respecter, il faudrait vider les institutions publiques de l'expérience historique de la majorité. Le statut particulier de Noël dans le calendrier serait symptomatique d'une discrimination généralisée contre les populations immigrantes.
Et l'État québécois joue un rôle central dans cette déconstruction, comme on l'a vu cette année avec le ministère de l'Éducation, qui a fait parvenir aux écoles un nouveau «calendrier interculturel» où Noël était noyé parmi une série d'autres fêtes religieuses. D'ailleurs, dans certaines écoles, la chose est connue, il n'est plus permis de faire des chants de Noël et le sapin de Noël n'est plus qu'un sapin des Fêtes ou un arbre des festivités.
On sait maintenant que le cours Éthique et culture religieuse vise à radicaliser cette vision des choses en construisant une nouvelle société québécoise reconnaissant dans l'occultation de son héritage fondateur le signe d'un progrès dans la poursuite du pluralisme. Les entreprises ne se gênent pas non plus pour faire du zèle et on ne compte plus les confessions des scribes qui ne sont plus autorisés, dans les cartes de souhaits, à mentionner ni Noël, ni les symboles qui y étaient traditionnellement associés.
À travers la lutte contre les derniers signes du christianisme, ce qu'on conteste, c'est l'identité québécoise et son enracinement dans la civilisation occidentale. Le multiculturalisme soutient ainsi que le Québec n'est pas une histoire mais une page blanche et que toutes les traditions culturelles devraient disposer du même traitement dans l'espace public. Mais, nous le savons, au Québec comme ailleurs, cette entreprise de javellisation identitaire est très mal perçue et génère un malaise profond qui a souvent l'allure d'un sentiment de dépossession.
Mais, justement, ce malaise, on ne peut plus le nommer, en bonne partie parce que le multiculturalisme s'accompagne de la rectitude politique. Contrairement à ce qu'on croit, la rectitude politique va beaucoup plus loin que la langue de bois. Il s'agit plutôt du système de censure idéologique propre au multiculturalisme qui criminalise sa contestation en l'assimilant à une pathologie identitaire..
La rectitude politique est là pour rendre radicalement impensable la critique du multiculturalisme d'État. On ne parlera plus de défense de l'identité nationale mais de «dérive réactionnaire», de «crispation identitaire», de «frilosité culturelle» ou même de «xénophobie» et de «racisme».
La rectitude politique ne cherche pas à convaincre les dissidents mais à les soigner, pour les guérir de leur pathologie morale qui les empêche de contempler les splendeurs du monde nouveau. Elle cherche aussi à les diaboliser en les présentant comme des ennemis de l'émancipation humaine, dans des séances de lynchage médiatique ou académique qui reviennent en boucle et qui entretiennent le mythe d'une société se déprenant d'un passé détestable dont on devrait déconstruire tous les héritages.
L'histoire sera aussi mobilisée dans une légende noire vidée de tout caractère édifiant et reprogrammée dans une matrice victimaire visant à culpabiliser la majorité et à dissuader ceux qui souhaiteraient en ressaisir l'héritage. Orwell avait d'ailleurs reconnu, dans la transformation du dissident en ennemi public, un dispositif fondamental dans le mécanisme de la terreur idéologique.
La rectitude politique prend ainsi la forme d'une inversion du langage, qui ne doit plus nommer les choses mais les masquer ou les déformer. Orwell l'avait deviné: «La Révolution ne sera complète que le jour où le langage sera parfait.» La révolution multiculturaliste sera achevée quand il ne sera plus même possible de l'évoquer autrement qu'en adhérant à son dogme. Et il reste toujours beaucoup de chemin à faire pour s'éloigner définitivement du vieux monde. On connaît les grands slogans de Big Brother dans 1984. «La guerre c'est la paix, la liberté c'est l'esclavage, l'ignorance c'est la force.»
La rectitude politique brouille ainsi l'espace public et le multiculturalisme avance sans se nommer en se réclamant du dialogue justement pour faire taire ceux qui le contestent. Certes, l'inversion du langage politique est aujourd'hui plus subtile. Elle n'en est pas moins perverse. Ainsi, on nous dira que la «culture publique commune», c'est le multiculturalisme, et que «l'intégration des nouveaux arrivants», c'est justement de leur concéder systématiquement des accommodements.
On dira que la création d'une véritable «culture commune» ou d'un authentique «vivre-ensemble» implique non pas l'intégration des immigrants à la société d'accueil mais bien l'intégration de la majorité d'accueil à une identité forgée dans la seule matrice de la Charte des droits.
C'est un même raisonnement qu'on a constaté dans la définition de la «laïcité ouverte» qui ne consiste pas seulement à reléguer dans l'arrière-fond de l'espace public l'héritage religieux de la société d'accueil, mais bien à déconstruire cet arrière-fond. Appliquons ce raisonnement à notre problème: c'est en évacuant Noël de l'espace public qu'on pourra le mieux y intégrer les nouveaux arrivants dans la mesure où les signes religieux majoritaires ne feront plus obstacle à leur désir de participer au vivre-ensemble.
Mais voilà, même si ce sentiment de dépossession est censuré, et même si on distille de manière technocratique un sentiment de culpabilité qui sert de dispositif inhibiteur pour contenir son expression publique, il s'enracine dans une réalité profonde qu'Orwell nommait la common decency, qui est certainement l'autre grand volet de sa pensée. Il y a dans la majorité silencieuse une résistance naturelle à l'idéologie qui s'incarne dans la défense des repères culturels et identitaires qui balisent la société. Orwell disait ainsi, en parlant des «Anglais ordinaires», que leur liberté s'incarnait dans «le pub, le match de football, le jardinet derrière la maison, le coin de la cheminée et une charmante tasse de thé».
On pourrait dire la même chose du mode de vie des Québécois et on comprend surtout que l'attachement à Noël et l'indignation que provoque la volonté de le relativiser ou de l'occulter n'a rien à voir avec une forme de discrimination religieuse, mais correspond plutôt à la défense de l'épaisseur historique de leur pays.
Les «Québécois ordinaires» défendent plus qu'une fête à laquelle ils sont habitués: ils défendent leur droit d'habiter leur pays de manière décomplexée où leur identité s'imposera naturellement, même à ceux qui ont librement décidé de bénéficier de leur hospitalité. Une hospitalité bien d'accord pour s'ouvrir à de nouveaux apports, pourvu qu'on respecte ses lois, qui sont tout autant juridiques que culturelles.
Cet attachement à un monde porteur de traditions, Orwell remarquait qu'il n'était pas souvent le fait de l'intelligentsia, dont il a proposé une psychologie très fine. On le sait, les intellectuels envisagent normalement avec un certain dégoût le fait de vivre dans un monde qu'ils n'ont pas d'abord refondé.
Orwell en rendait compte avec humour. «C'est un fait étrange mais incontestablement vrai que n'importe quel intellectuel anglais ressentirait plus de honte à écouter l'hymne national au garde-à-vous qu'à piller dans le tronc d'une église.» Il n'y a pas de sentiment plus incompréhensible pour l'intelligentsia que l'adhésion à un héritage culturel particulier, à un mode de vie et la volonté de le préserver.
D'ailleurs, ceux qui déconstruisent toutes les certitudes historiques et culturelles en conservent normalement au moins une: celle de leur propre supériorité sur le commun des mortels.
Ainsi, on peut reprendre la question d'abord posée: que dirait Orwell de l'évacuation de Noël de l'espace public? Lui qui se portait spontanément à la défense des milieux populaires rappellerait probablement que la question du multiculturalisme recoupe une nouvelle lutte des classes.
Alors que l'espace public est gardé par un parti multiculturaliste qui traduit le malaise populaire dans le langage de l'intolérance, les classes populaires cherchent de bien des manières à exprimer leur dissidence.
Mais cette opposition, comme l'a noté Jean-Claude Michéa, est souvent neutralisée par ceux qui croient possible d'exprimer leur critique à l'intérieur même du système idéologique dominant, dans une opposition feutrée et rusée, sans voir que leur dissidence est souvent instrumentalisée pour créer l'illusion d'un débat et tenir éloignés ceux qui contestent dans ses fondements même le multiculturalisme d'État.
Orwell laissait entendre que le désespoir n'était pas à l'ordre du jour pour celui qui se reposerait sur les «prolétaires», on dirait aujourd'hui sur la majorité silencieuse. Si le multiculturalisme parvient à s'imposer, ce n'est pas par ses vertus propres mais parce qu'il repose sur une forme particulière de terreur idéologique et d'intimidation médiatique.
C'est cette terreur qu'il faudra braver en transgressant ses interdits et en réintroduisant dans l'espace public la culture censurée par le multiculturalisme d'État. Le langage politique devra s'irriguer d'une identité qui ne veut pas disparaître. Il y a infiniment plus de vérité dans le bon sens de la majorité silencieuse que dans les passions idéologiques de l'intelligentsia..
Ceux qui voudront parler à ces nouveaux «prolétaires» que sont les dépossédés de la parole publique devront rompre avec la rectitude politique et assumer pleinement l'expérience historique de leur société en refusant la censure qui pèse sur elle.
Ils devront nommer le pays historique qui est masqué par les utopies malfaisantes et assumer les héritages particuliers qui l'irriguent et sans lesquels le monde commun ne sera jamais plus qu'une fiction technocratique.
Et ce 25 décembre, ils pourraient commencer à souhaiter au peuple de ce pays non pas «Joyeuses Fêtes» et encore moins «Joyeux mois de décembre», mais simplement «Joyeux Noël».
Le Devoir de philo
Joyeux Noël ou Joyeux décembre, monsieur Orwell ?
Noël et Jour de l'An - 2010- 2011
Mathieu Bock-Côté1347 articles
candidat au doctorat en sociologie, UQAM [http://www.bock-cote.net->http://www.bock-cote.net]
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