Mélanie Joly et le gouvernement Trudeau ont-ils changé de position sur la taxation de Netflix?
J’ai reçu l’ancienne ministre du Patrimoine mercredi en entrevue à Là haut sur la colline à Qub et j’ai cru comprendre qu’elle était vraiment prête à s’engager à ce qu’un prochain gouvernement Trudeau force les entreprises numériques à percevoir les taxes de vente partout dans le Dominion.
Depuis 2015, on le sait, le gouvernement Trudeau refuse de le faire. En 2017, Mme Joly, à Tout le monde en parle, avait, lors d’une entrevue qui a fait date (tellement elle était laborieuse), défendu l’idée que Netflix ne soit pas contrainte de percevoir la TPS. Elle vantait plutôt une entente selon laquelle l’entreprise acceptait d’investir quelques millions dans la production cinématographique.
Aujourd’hui, elle admet que c’était une erreur: «Je pense que j’aurais pu faire les choses différemment dans le dossier Netflix auquel vous avez fait référence parce que j’ai pris par surprise mon milieu. J’aurais pu suggérer des pistes de solution», dit-elle, plutôt que de se borner à promouvoir une entente de production avec la multinationale.
Volte-face?
Promettre de taxer Netflix et les autres plateformes numériques —ce que le Québec fait depuis janvier 2019— constituerait pour le PLC et Mme Joly une volte-face importante.
Ce n’est pas tout: j’ai aussi posé des questions à celle qui est maintenant ministre du Tourisme et des Langues officielles sur l’imposition des revenus des GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Microsoft), une idée qui a fait consensus à Québec lors de la Commission parlementaire sur l’avenir des médias.
Or, Mme Joly m’a répondu: «Il n’y aura plus de passe-droit», soutenant l’avoir «dit à plusieurs reprises», ajoutant: «Et c’est ce que le ministre du Patrimoine Pablo Rodriguez dit également.»
L’OCDE devrait trouver incessamment «une façon [pour] que les plateformes numériques participent aux économies» et le Canada devrait l’adopter, a-t-elle fait comprendre.
Plus claire en 2014
En fait — et c’est ce que je lui ai fait remarquer dans l’entrevue— elle revient ainsi aux idées sur l’équité fiscale qu’elle défendait avant d’entrer en politique fédérale, dans son essai politique Changer les règles du jeu (Québec/Amérique 2014).
Dans cet ouvrage, elle déplorait que les États, «déjà endettés, [n’aient] plus accès à autant de fonds provenant des impôts des entreprises pour établir un sain équilibre entre les riches et les pauvres». (p. 134)
Jadis, par leurs activités, les entreprises généraient «des revenus pour l’État, qui lui étaient versés sous la forme d’impôt et d’autres formes de tarification. [...] À partir des sommes recueillies, l’État était bien en selle [sic] afin de redistribuer la richesse sous forme de services».
Or, déplorait-elle toujours dans son essai, «ce pacte entre l’État et les entreprises s’est érodé» et de nombreuses «multinationales ayant des actifs dans le monde ont profité de mécanismes fiscaux légaux leur permettant de contribuer financièrement le moins possible à l’État». (p. 178)
À la page suivante, elle affirmait que «toute entreprise ou personne qui profite de l’accessibilité [sic] à un marché étatique [sic] paie en conséquence pour cet accès».
Admettons qu’on est à des années-lumière de son refus de 2017 de forcer Netflix à percevoir la TPS!
Anxiété de performance
Par ailleurs, lors de ce débat sur la taxation des géants du numérique, Mme Joly s’est imposée comme une des pires utilisatrices de la langue de bois politicienne. (Une parodie hilarante de Marc Labrèche l’illustre bien : https://www.youtube.com/watch?v=zyGIBHLUUYg)
Dans son livre, en 2014, Mme Joly écrivait pourtant: «La politique a un criant besoin d’authenticité et d’humanité. On s’attend à ce que nos dirigeants communiquent clairement et qu’ils parlent avec leur cœur.» (p. 66)
D’où ma question, mercredi: «Avez-vous l’impression que depuis 4 ans, vous avez toujours été à la hauteur de ce principe?»
Sa réponse semblait empreinte de sincérité: «Non, je pense que j’ai appris. J’ai appris beaucoup parce que au départ, alors que j’étais nouvelle ministre, je me suis retrouvée à avoir peur de me tromper, à avoir une anxiété de performance, d’être là devant vous, par exemple, et d’avoir peur de ne pas bien répondre à la question et là, de me réfugier, justement, dans la ligne apprise par cœur. Alors que... je pense que depuis un an, dans mes nouvelles fonctions, ce que j’ai appris, c’est de dire: "moi je vais être moi-même, moi je vais me faire confiance, pis quand vous me posez une question, je vais vous répondre et vous regarder droit dans les yeux". C’est un apprentissage, parce que quand on se met à risque, on se met dans le public, nécessairement, on a peur d’être blessé et je pense que mon réflexe était naturel.»
Le fondement
Dans l’entrevue, j’ai insisté sur l’essai de 2014 de Mme Joly, car elle y affirme (p. 17) que celui-ci est programmatique: «Je livre cet essai, qui se veut aussi le fondement de mes actions futures.» J’ai donc vu une occasion de mettre en contraste ce «fondement» avec ses quatre années au sein du gouvernement Trudeau.
Une des idées récurrentes de l’essai de Mme Joly est la suivante: «L’État d’aujourd’hui est beaucoup trop bureaucratisé, extrêmement complexe et inefficace, et sa capacité d’adaptation est fort limitée.» (p. 70) Elle prônait donc une «refonte majeure de notre organisation politique collective». (p.68)
«Il est absolument impensable que l’on accepte la complexité de notre État d’aujourd’hui comme une fatalité. [...] Faire l’inverse consisterait à se cantonner au statu quo.» (p. 139)
«L’acceptation de déficits étatiques par souci de maintien des services, l’exploitation des énergies fossiles sans intégration des externalités environnementales sont tous des symptômes de notre époque qui démontrent notre incapacité collective à prendre des décisions dans une perspective durable.» (p. 158)
Cette dernière citation semble dénoncer le bilan Trudeau marqué entre autres par les déficits et l’«achat» d’un pipeline!
Du reste, vous le constaterez à l’écoute de l’entrevue, la ministre a été bien embêtée de donner des exemples de décisions du gouvernement Trudeau depuis 2015 qui ont pu corriger le diagnostic qu’elle présentait dans son livre.
Plateformes
Au reste, Mme Joly exprimait dans son essai un mépris pour les plateformes électorales: «Et si la cause était plus importante que la plateforme? Est-ce vraiment possible de transformer les priorités des plateformes proposées? Malheureusement, la réponse est non.» (p.44)
«Comment peut-on penser répondre aux valeurs des citoyens par l’entremise de plateformes politiques rigides si chacun est si différent de son voisin?» (p. 60)
Je lui ai posé une question à ce sujet, mais je n’ai pas vraiment obtenu de réponse.
Autres thèmes
Malgré les 25 minutes d’entrevue qu’elle m’a accordées, je n’ai pu discuter avec Mme Joly de plusieurs autres surprises que son livre a suscitées chez moi.
De sa prose approximative et «ligneuse», exsude un post-nationalisme qui concorde avec celui de Justin Trudeau et qui s’avère assez radical : «L’individu est une institution politique en soi que l’on doit respecter.» (p.140) «Au XXIe siècle, le fait d’appartenir à un pays n’est plus une fin en soi.» (p.131)
À la page 132, elle présente un «nouveau projet de société» non pas centré sur «l’émancipation des peuples par l’entremise de leur autodétermination», mais visant à développer «l’aptitude des organisations politiques à favoriser l’émancipation des individus à travers le renforcement des communautés auxquelles ils s’identifient».
Paradis fiscaux
Dans son essai, Mme Joly pourfend le recours aux paradis fiscaux par les particuliers et les entreprises et soutient qu’il «est possible pour les pays d’imposer des sanctions sévères» à ces endroits sans règles fiscales. «Tout est question de volonté politique» (p. 180)
Il faut croire que le gouvernement Trudeau en a manqué puisqu’il ne s’est certainement pas démarqué par les gestes pour limiter le recours à ces paradis.
La Palice
L’essai de Mme Joly comprend quelques belles vérités de La Palice, dont celle-ci, savoureuse dans le contexte actuel:
«Le contexte des campagnes électorales est celui de batailles, avec des équipes et un organisateur en chef qui équivaut à un véritable stratège militaire. On choisit son camp en fonction d’avec qui on est prêt à aller au front. Les chefs s’affrontent lors de débats. On gagne ou on perd des élections. Il y a donc des gagnants et des perdants.» (p.161)
Euh...en effet.
Enfin, on y trouve dans cet essai quelques phrases énigmatiques comme celle-ci: «Nous avons tous le droit d’améliorer le sort de notre monde.» (p. 189)