Mathieu tout-terrain

Au fond, André Mathieu, notre Émile Nelligan musical, fascine d'autant plus qu'il semble une métaphore d'un Québec écartelé entre doutes sur lui-même et fierté à cimenter.

Livres - revues - 2010

Le destin d'André Mathieu, petit Mozart québécois, compositeur génial et naufragé, mort en 1968 sous le bof! général, ressemble à une grande roue. En haut, en bas, en haut! Il avait porté les espoirs de gloire québécois d'avant-guerre, enfant prodige poussé par son père Rodolphe, avant de sombrer dans l'alcool et l'oubli. De la descente aux enfers au Panthéon national. Célébré ce printemps sur une orgie de supports. Looser de jadis, winner de 2010. Le Québecne fait pas les choses à moitié. Ingrat au carré ou reconnaissant au cube.
Au fond, André Mathieu, notre Émile Nelligan musical, fascine d'autant plus qu'il semble une métaphore d'un Québec écartelé entre doutes sur lui-même et fierté à cimenter. Une société pas trop portée à stimuler les siens, qui parfois se réveille à la 25e heure pour allumer un feu d'artifice à leur gloire.
En contrepoint, la question de la place de la culture dans notre société, à coups d'engouements et de désaveux, se pose lancinante, toujours actuelle.
Mort, il ressuscite! Si un seul d'entre nous ignore l'existence du compositeur du Concerto de Québec, c'est qu'il vit sur la planète Mars, ou en Chine. En Chine? Euh non! C'est quand même à l'Exposition universelle de Shanghai que le film de Luc Dionne L'Enfant prodige (en salle chez nous le 28 mai), remontant le cours de sa ligne brisée, sera lancé. Là-bas, le pianiste Alain Lefèvre interprétera aussi le magnifique 4e Concerto pour piano de Mathieu, devant une foule aux yeux bridés et des touristes à séduire.
Cette semaine, sa biographie par Georges Nicholson trône à pleins rayons de nos librairies. Ajoutez la captation de son fameux 4e Concerto par Alain Lefèvre et l'OSM, bientôt diffusée sur les ondes de Radio-Canada.
Autant sauter dans le bain pendant qu'il mousse. Lundi dernier, je regardais à la télé le prenant documentaire Alain Lefèvre signe André Mathieu, truffé de documents d'archives, me laissant perturbée par le fracas des élans créateurs. Songeant à la mine ahurie qu'il aurait, entre deux bouteilles et trois désespoirs, ce musicien-là, de se voir soudain adoubé dans un Montréal méconnaissable, où des bonzes, Spectra, Rozon et compagnie, mènent le bal du divertissement. Qu'est-ce qu'on lui ferait subir aujourd'hui, à ce génie friable, qui passait pour un has-been à 28 ans? La même chose qu'hier, peut-être...
Avalé par l'amnésie collective jusqu'à ce jour, André Mathieu? Pas tout à fait; sa mémoire survivait, mais par pointillisme. Une salle de spectacle porte son nom à Laval. Quelques lieux lui rendent hommage. Jean-Claude Labrecque lui consacrait un beau documentaire en 1993. La docufiction littéraire de ma copine Hélène de Billy, Portrait d'André Mathieu, avait déjà percé des parois de silence en 2007. Et puis le pianiste Alain Lefèvre travaillait depuis 2002 à sa réhabilitation, détenteur d'enregistrements qu'une ancienne petite amie du musicien lui avait confiés. Il multipliait les entrevues, bonne fée penchée sur son tombeau, enregistrant ses oeuvres, poussant la roue des biographes.
Faut dire qu'elle se déchaîne comme un vent du large, la musique d'André Mathieu, avec son lyrisme du XIXe siè-cle, ses références plus modernes, et nos paysages exaltés en grandes envolées. Mon collègue Christophe Huss rappelle les mérites du compositeur et arrangeur Gilles Bellemare, qui reconstitua la partition du Concerto n° 4 à partir d'un matériel parfois broussailleux de Mathieu.
Dure fut la chute d'un bel artiste surdoué qui rata le coche après un départ fulgurant. Être reconnu par Rachmaninov et Einstein crée des nostalgies... Car la Seconde Guerre mondiale le coupa de Paris, où sa cote montait en flèche. Malgré les études à New York, malgré un retour à Paris après l'Armistice, le moment de grâce était envolé. Retrouver en 1947 Montréal et sa Grande Noirceur parsemée de rares étoiles, c'est glisser sur une pente de déprime et en robine, sous la sloche, avec les errances chez une admiratrice, puis une autre, les jams dans les boîtes de nuit. Mathieu est snobé par les élites des beaux quartiers, sachant au fond de lui-même que le train est passé devant son perron sans espoir de retour. Dès 25 ans, cessant de composer, mourant à 39 ans, les ailes brisées. Qui dira pire gâchis?
Le trou noir d'une époque sombre, c'est lui. Trop fragile pour surmonter notre société suffoquant sous le goupillon. Et puis... Et puis... Des décennies plus tard.
Cette apothéose carillonnante, de concerts en émissions, de film en livre et en disques... Alain Lefèvre et ses compagnons le projetant sous les projecteurs tous azimuts.
Le danger de consacrer tant d'hommages et de documents à André Mathieu en un si court laps de temps, c'est qu'il devienne «la saveur du mois». Celui dont tous les médias parleront en une et au téléjournal, jusqu'à plus soif, avant d'élire un nouveau chouchou minute. Et au suivant!
On pense à Haïti qui fit les manchettes en janvier et février, puis replongea dans sa misère. Quel rapport entre la tragédie d'un mégatremblement de terre et la réhabilitation d'un compositeur longtemps désavoué? Aucun, si ce n'est dans la machine à médias qui s'emballe puis s'épuise, assommée par la démesure de son propre souffle, après avoir dégorgé ad nauseam.
C'est qu'on lui souhaite lon-gue postérité à André Mathieu. Dans l'espoir que son oeuvre s'inscrive dans la durée plutôt qu'au milieu d'un immense feu de paille susceptible de brûler ceux qu'il veut éclairer. Comme souvent, comme souvent.
***
On notera que cette chronique s'interrompt durant trois semaines. Je vous écrirai du Festival de Cannes. À plus!


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