Roulés dans la farine par Joveneau

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Que faire des documentaires de Pierre Perreault sur le père Joveneau ?

L’autre jour, j’ai revu le film de Pierre Perrault Le goût de la farine, réalisé en 1977. Sur le site de l’ONF, à portée de clic, ce documentaire a pour cadre la Basse-Côte-Nord, chez les communautés innues d’Unamen Shipu (La Romaine) et de Pakuashipi (Saint-Augustin) et sur leur territoire de chasse dans l’arrière-pays de toundra.


Le goût de la farine et Le pays de la terre sans arbres donnent la parole au père Alexis Joveneau. Or, depuis une semaine, Le Journal de Montréal publie des textes d’enquête fouillés sur les moeurs dépravées de ce père oblat d’origine belge. Déjà, en novembre 2017, pendant les audiences de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées, des membres de la communauté avaient raconté comment, entre 1953 et 1992, il aurait violé une grande partie de ses ouailles, souvent au confessionnal ou au presbytère, les femmes et les enfants d’abord. Sous l’amas des preuves, les Oblats s’étaient excusés. Des poursuites seraient maintenant envisagées.


Bien des gens pensent que la monstruosité d’un homme se lit sur son visage, mais pensez-vous ? Trop simple aussi de le réduire à ses crimes. Les chefs de sectes, pour manipuler leurs troupes, mêlent comme lui douces paroles, appuis, abus et colères homériques.


À travers Le goût de la farine, Alexis Joveneau montre son beau profil tissé d’énergie et d’amour envers les Innus, lance son grand rire, sans piper mot de ses manigances. On l’entend dire : « J’ai toujours couché dans de drôles de draps. » Propos à l’étrange résonance aujourd’hui…


Perrault et René Bonnière avaient déjà filmé le père oblat au début des années 1950 pour la série Au pays de Neufve-France (dans Ka Ke Ki Ku et Attiuk). Le cinéaste de Pour la suite du monde aimait les figures masculines fortes, collées à sa mythologie du territoire. Celle-là l’aura surtout roulé dans la farine, puisque farine il y eut.


Une chape pesait. Joveneau régnait sur une population coupée du monde et de ses racines, chasseurs nomades soudain sédentarisés, au départ unilingues innu, convertis au catholicisme et très pieux, dans un silence impuissant. Aux Blancs, Joveneau donnait fort bien le change.


Bris de mémoire


J’ai un peu connu le père Joveneau. Tous ceux qui prenaient contact avec ces communautés éloignées, sans route y menant, non loin du Labrador, passaient par sa plaque tournante. Il était un mythe vivant, pris là-bas pour un dieu, l’interprète linguistique dont bien des Blancs avaient besoin. Avant d’être journaliste, j’ai travaillé au cours des années 1980 au Conseil attikamek-montagnais, d’où mes incursions sur le territoire.


Le père oblat défendait la cause de ses paroissiens auprès de l’État, tout en les opprimant. Il avait rédigé et publié grammaire, dictionnaire innu-français et publications diverses qu’il nous montrait à Unamen Shipu. Si les monstres étaient tout d’une pièce, chacun les fuirait d’emblée. Celui-là avait une forte personnalité, un bagout, une énergie, un charisme d’enfer. Les films de Perrault aident à mieux saisir les contours complexes des êtres en abus de pouvoir.


Quand des personnes de Pakuashipi sont venues en novembre à la commission d’enquête sur les femmes autochtones raconter le calvaire subi sous son règne, ça m’a coupé le souffle devant ma télé. Des souvenirs refaisaient surface.


Je le revoyais répéter au presbytère son sermon sur le thème « Malheur à celui par qui le scandale arrive ! », saisissant que l’objet du scandale était le père Joveneau lui-même. Et son cynisme passé m’a donné froid dans le dos.


Me remontait en mémoire « la messe des noyés de l’alcool » à laquelle il m’avait conviée dans son église. Unamen Shipu était un village sec, sans vente de « maudite boisson ». L’office commémorait la mort d’Innus partis en canot-moteur acheter leurs bouteilles à Kegaska, le village voisin ; enivrés sur place, noyés au retour. Ce temple tapissé de fourrures, où les femmes à bonnets et costumes psalmodiaient — sous imprécations en innu avec un fort accent belge du missionnaire —, frappait l’esprit comme lors d’un spectacle son et lumière. Poudre aux yeux !


Au JdeM, sa nièce, dont il aurait abusé, révélait l’alcoolisme du curé qui s’enfilait une bouteille de gin par jour. Comment osait-il faire la morale aux autres sans donner l’exemple ? me suis-je dit, scandalisée, rétrospectivement. On n’en était pas à un abus près. Ses avances m’avaient fait rire venant d’un prêtre. J’aurais dû allumer. L’horreur d’avoir été dupé doit être partagée par bien du monde, avant tout les Innus sous sa coupe, à l’innocence brisée.


Et comment m’enlever de la tête que, si les oblats européens, plutôt que d’offrir un poste de prestige à un homme de son envergure, l’ont jadis expédié (comme d’autres au Grand Nord) « dans les hauteurs du Canada » auprès d’une population sans défense, c’était pour mieux couvrir ses pulsions au mépris des victimes futures ?


> La suite sur Le Devoir.



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