Lutte contre les "mèmes"

Chronique d'André Savard


Il m'arrive parfois de juger que les opinions courantes mettent le monde complètement dans les vapes. Il y a de ces opinions que l'on répète à grands coups et qui finissent par prendre autant de consistance que des matraques. On les appelle des « mèmes ». Vous vous souvenez peut-être avoir lu parmi le florilège d'articles retenus par Vigile la semaine dernière celui dans lequel le président des Etats-Unis était accusé d'en avoir utilisé un. J'ai lu à ca sujet un livre de Susan Blackmore en 1999, The Meme Machine, qui expliquait de quoi il s'agissait. Le concept est assez simple. De même que les gènes tendent à se reproduire, les idées tendent à se répliquer. Les idées qui ne reproduisent pas meurent.
Devenu une école de pensée que l'on appelle le mèmetisme, ses tenant veulent expliquer la communication humaine par la tendance à imiter. Ils observent que les mouvements florissants sont ceux qui se gagnent le plus d'imitateurs. N'importe quel mouvement voudra établir son aptitude à se reproduire par une structure communicative stipulant quels sont les bons gestes à imiter de manière à s'intégrer au groupe. Tous les groupes obéiraient à cette loi, des plus officiels comme le Parti Conservateur aux plus marginaux comme les RASH, les red anarchist red skin.
Prenons l'exemple des RASH. Ils portent des Doc Marten's avec des lacets rouges et répètent qu'après la révolution anarchiste mondiale, un monde sans gouvernement succédera. Comme tel c'est absurde. Il n'y a pas de révolution qui effacera la question du pouvoir. Les anarchistes n'inventeront pas une autre vie où les relations se noueront sur le plan d'une grande symbiose télépathique. Mais le groupe vous répétera : « Ne laisse pas les forces de l'ordre te fendre le crâne. Il faut libérer le possible. » Ça ressemble à un air de hard rock, un art très fertile en mèmes. Si une idée est colportée avec une aisance naturelle par un groupe grandissant qui la trouve chic, c'est un idée efficace.
Chaque nouveau membre s'achète des Doc Marten's et des lacets rouges. Il devient un propagateur de mèmes assurant la mainmise du clan sur les idées simples à reproduire.
On se doutera qu'il n'a pas fallu attendre l'école mèmetique pour constater ces phénomènes de reproduction des idées. Lacan en a fait sa marotte dans certains de ses séminaires de même que Bateson à la même époque. L'école mèmetique a pour particularité de mettre la tendance à imiter en parallèle avec la reproduction génétique. C'est une école qui se situe dans la perspective de la sociobiologie, voyant dans les sociétés humaines une extrapolation des règles biologiques.
Je ne suis pas d'accord avec ce point de vue. Je préfère Konrad Lorentz, fondateur de l'éthologie, qui notait que le propre de l'homme est de vivre dans des bulles artificielles, des réseaux à part qui l'isolent de l'environnement et l'en protègent partiellement. Konrad Lorentz ajoutait cependant que cette façon de faire des humains était une stratégie de survie et qu'à cet égard il s'agissait d'une adaptation naturelle d'une espèce animale parmi d'autres. Il n'est pas nécessaire de recourir à la sociobiologie pour apprendre ce que notre expérience nous enseigne largement: une idée qui se répète facilement a plus de chance de se reproduire. Une chansonnette colonisera mieux les cerveaux qu'une partition de vingt mille notes.
Maintenant poussons plus loin. Prenons deux groupes concurrents, les indépendantistes et les fédéralistes mettons, vous m'avez vu venir. Le groupe le mieux placé sera celui qui aura institutionnalisé ses agents réplicateurs. Là-dessus notre désavantage saute aux yeux. On a souvent noté que le mouvement indépendantiste manquait de structure de diffusion. Il est cantonné dans l'ordre du politique alors que presque tout le domaine public passe sous les projecteurs canadiens.
La notion d'agents réplicateurs n'est pas tellement connue. J'ai déjà dit à un indépendantiste qui ne cessait de se lamenter du Parti Québécois que j'étudiais les agents réplicateurs du fédéralisme canadien et il pensa que je l'avais accusé d'être un agent provocateur. Les agents réplicateurs sont les messages qui mettent les esprits en contact, des lieux communs qui ont su si bien se faire prendre au sérieux qu'ils deviennent la partie la plus voyante de l'édifice intellectuel à reproduire. Ils sont des formes conventionnelles qui ont acquis une telle force de répétition qu'ils sont des rouages du discours circulaire et définitif.
Parmi ces agents réplicateurs, vous avez celui selon lequel le Canada représente le nationalisme civique et le Québec le nationalisme ethnique. À prime abord, ce point de vue paraît avoir une confirmation institutionnelle. Après tout, c'est le Canada qui délivre des certificats de citoyenneté. Cela revient à croire que la culture canadienne compte sur la citoyenneté pour se reproduire tandis que les Québécois comptent sur le patrimoine génétique. Dans les faits, il était évident dès le départ que le Québec défend une filiation culturelle spécifique comme le Canada défend une filiation culturelle anglaise. Les éloges du colonialisme anglais prononcé par Stephen Harper le 14 juillet dernier ne laissent pas de marge à l'interprétation à cet égard. Si vraiment notre essor culturel dépendait du lot génétique, au lieu de tenter de faire du français la langue officielle du Québec, nous aurions interdit les mariages mixtes. Tout se joue sur un point à savoir quelle filiation culturelle pourra le mieux apparaître et se reproduire dans notre espace public.
Fausses à la base et au sommet, les explications de Trudeau et Michael Ignatieff firent fortune. Ce qui décide du sort d'une idée ce n'est pas sa véracité. Ce sont tous les mécanismes qui assurent son aptitude à se reproduire et son intérêt stratégique.
Si Michael Ignatieff le répète ex cathedra à Harvard, si le discours est repris par tous et qu'à tous les échelons de la société on le déclare vrai (quiconque pense le contraire pense comme les séparatistes avertira-t-on), cela se transforme en processus d'auto-confirmation. Soutenir une idée devient pure action. Si son escalade se poursuit décennie par décennie, le groupe concurrent finira bien par trépasser.
Les mèmes font partie de l'arsenal d'un groupe, un programme d'autodéfense qui ratisse le plus large possible. On verse ainsi dans le ridicule assez vite. Au Canada, des idées comme celles de « Pensée libre » ou « Individu » sont devenues des agents réplicateurs. Elles sont devenues les licenciées du pouvoir, une caution morale des journaux anglophones et des versions gouvernementales. Si vous voulez penser librement joignez-vous à nous! Sortez de la meute! Nous sommes un anti-groupement d'individus libres. Chacune de nos lois fixe les lois de l'égalité, celle des individus et des provinces, rendant la liberté accessible à tous! Vraiment, on ne voit plus qu'une grosse boule ronde, qui peut tout avoir, tout s'approprier et qui peut sourire de tous les côtés de la tête.
Une société ouverte comme la société canadienne a en fait ses certitudes fermées. Elle peut avoir deux langues mais l'anglais demeure la langue d'un pouvoir beaucoup plus large, ce qui lui donne de fortes préséances. Ceci est une évidence mais il y a une marge entre les évidences et les idées qui ont la fonction de se reproduire pour occuper le premier plan. Le propagateur du mème sait d'instinct que la puissance de son groupe est tributaire d'enchaînements bien huilés d'idées.
Par rapport aux idées à reproduire chaque citoyen est un travailleur de choc. C'est par leur truchement que les mèmes réunissent toute la nation canadienne dans une seule et même tribu romantique. Plus l'histoire est jolie, plus elle sera racontée. Dites à un peuple : « Vous êtes des justiciers et vous donnez à chacun sa juste place. La province québécoise n'a rien à craindre tant qu'elle sera sous la coupe de votre âme généreuse » et vous aurez un mème fantastique.
Pour sortir de la romance, il faut comme Québécois créer nos institutions, sortir du dialogue mis en scène par l'autre. Aujourd'hui le Québec n'est pas pensé comme un être en soi mais comme une institution canadienne. Les Québécois dans l'ensemble voient le Québec comme un être en soi. Par contre, le véritable mème dans le contexte canadien, c'est le Québec-province, un instrument dans un cadre général et qui tient ses attributs de ce cadre général. Même quand les indépendantistes sont au pouvoir, ils restent ceux qui ont pour fonction légitime d'être les porteurs du message adverse, des rêveurs qui soutiennent la réalité d'un contexte alternatif, pire encore, des preuves vivantes de la démocratie canadienne, si butée soit-elle dans ses refus.
Pourquoi cela? Parce que les institutions officielles existantes sont en soi un acte de communication. Le cadre est canadien. L'agent réplicateur, celui qui possède la façon de nouer les fils à des questions, celui qui met en scène ou en jeu, est canadien. Le tribun indépendantiste entre dans l'espace canadien sans pouvoir ouvrir son espace. Il sera celui qui veut séparer une province, étant ainsi découpé, différencié selon les paramètres canadiens.
Le Québec y reste une interprétation. C'est pour cela que les indépendantistes se disent de plus en plus : nous devons présenter des actes sur fond québécois, mettre les choses à leur place. Sinon nous resterons en lutte dans le cadre physique canadien qui suggère le même mème officiel selon lequel seule la nation canadienne peut être une nation à part entière au Canada.
André Savard


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