Harper, un fils d'Albion...

Chronique d'André Savard

Monsieur le Premier Ministre,
Vous avez choisi le 14 juillet et une assistance triée sur le volet, celle de la Chambre de Commerce Canada, Royaume-Uni, pour prononcer un discours qui est passé inaperçu. Je crois que votre discours doit connaître davantage le jour de la publicité car il est révélateur de votre esprit. Pire encore, il est révélateur d'une grande ligne de force qui traverse la conscience collective canadienne.
« Mais sérieusement, dites-vous dans ce discours, une grande partie de ce que le Canada est aujourd'hui s'explique par le fait que nous avons été une colonie de l'empire britannique. Je sais qu'il est de mauvais ton ces jours-ci de parler du colonialisme en termes positifs. Mais dans le contexte canadien, les actions de l'empire britannique ont été en grande partie bienveillantes et occasionnellement brillantes. Les dispositions magnanimes de l'Acte de Québec de 1774 assuraient la survie de la langue française au Canada pour le plus grand bénéfice de notre pays. »
Je tiens d'abord à vous rassurer. Il a toujours été de bon ton au Canada de vanter le colonialisme britannique. La plupart des Canadiens partagent votre opinion à ce sujet :
« Le génie de la gouvernance dont a fait preuve notre mère patrie alors explique sans doute en partie la raison pour laquelle la quête d'indépendance du Canada a été si longue, si patiente, si pacifique. »
En fait dans votre discours vous dites carrément que l'armature morale du Canada et conséquemment le sens éthique qui habite ses citoyens sont directement attribuables à la gouvernance anglaise. Vous êtes on ne peut plus explicite dans ce discours adressé à un public de Britanniques, affirmant que le Canada est un pays « où tous ceux qui ont la volonté de réussir peuvent bâtir un avenir brillant pour eux et leur famille. Un pays où vos contributions comptent plus que vos origines. Mesdames et Messieurs, notre gouvernement fera tout ce qui est en son pouvoir pour faire en sorte que notre société soit sécuritaire et que le terrorisme ne soit pas toléré au Canada. Et nous le ferons en préservant et en consolidant les valeurs que nous avons héritées de vous, la liberté, la démocratie, les droits de la personne et la primauté du droit. »
À vous entendre la liberté est l'apanage exclusif du patrimoine culturel anglo-saxon et le parlementarisme britannique l'unique formule authentiquement démocratique.
Votre discours se rapproche beaucoup des opinions de Trudeau pour qui, en se laissant conquérir par les Britanniques, le peuple franco avait fait son premier pas vers une forme de liberté supérieure. Dans le tableau historique que vous brossez, vous restez d'ailleurs muet sur les efforts passés de la population française pour défricher leur pays. Il faut dire que ceux-ci ne peuvent représenter une contribution à l'empire anglais car il fallut déstructurer la civilisation française pour l'agglutiner au cadre social planté par l'occupation.
Dans votre discours vous stipulez nettement que l'héritage anglais est plus universel que les autres. Vous faites de la liberté une valeur anglaise tout en étant fier du fait que le cadre canadien ne fasse pas de distinction quant à l'origine. Cependant vous êtes transporté d'enthousiasme à l'idée que le système politique canadien est modelé par l'influence de son origine culturelle supérieure. Vous soutenez bravement le point de vue selon lequel l'universalisme canadien est une œuvre anglaise.
Ce qu'il y d'étonnant dans ce point de vue c'est son manque absolu de recul critique. Tous ceux qui le soutiennent se situent au moins soixante ans en retard par rapport à l'évolution des sciences humaines. L'ethnologue Claude Lévi-Strauss a eu ses bons mots pour qualifier ce suprématisme qui s'effectue sous l'égide de la liberté : « La liberté n'est ni une invention juridique ni un trésor philosophique, propriété chérie de civilisations plus dignes que d'autres parce qu'elles seules sauraient la produire ou la préserver. Elle résulte d'une relation objective entre l'individu et l'espace qu'il occupe, entre les consommateurs et les ressources dont ils disposent. »
Dans votre discours du 14 juillet, vous faites fi de ces considérations byzantines. Il faut dire que Claude Lévi-Strauss est une penseur français et que l'horizon anglais vous paraît définitivement plus proche de la vérité. Après avoir bien spécifié que la famille des Harper a un enracinement séculaire dans le Royaume-Uni, vous prenez vos racines anglaises à témoin pour vous comparer modestement à Churchill et poser tel un soldat de la liberté porteur de la civilisation :
Nous nous sommes alliés dans un nouveau conflit mondial, dites-vous. Il s'agit d'un conflit sans frontières. Un conflit qui se passe tant au pays qu'à l'étranger. Un conflit dans lequel l'agresseur ne défend aucune cause, mais dans lequel il cherche néanmoins à imposer sa volonté.
Et vous y allez d'une citation de Chuchill : Alors une fois de plus nous devons faire face, comme disait Churchill, à des « groupes de bandits qui cherchent à assombrir la lumière du monde. »
Vous n'êtes pas le premier à vous réclamer de Churchill. Reagan le fit de même que Bush et Tony Blair. À chaque fois qu'une politicien convie ses concitoyens à préparer la guerre il se met sous l'ombrelle de Churchill. Vous dépeignez d'ailleurs votre adversaire comme étant mu par la haine de valeurs anglaises universelles : « Mais notre meilleure arme contre le terrorisme, nous le devons également à notre héritage britannique - notre société ouverte et démocratique et, plus précisément, notre appréciation de la diversité culturelle. Il est vrai bien sûr que les apôtres de la terreur utilisent les symboles de la culture ou de la foi pour justifier les crimes de violence. Ils détestent les sociétés ouvertes, diversifiées et démocratiques comme la nôtre parce qu'ils veulent tout le contraire : des sociétés fermées. homogènes et dogmatiques. »
Dans votre vision du monde, vous êtes le bon acteur dirigeant une sorte d'opération « liberté immuable » sur tous les fronts. Le plus inquiétant c'est que vous comprenez le passé et le présent dans les mêmes termes, peu de distinction d'époque ou d'origine. La mère-patrie ainsi que vous désignez l'Angleterre est venue au Canada imposer la liberté à tous, un legs britannique auquel nous ne voulions pas consentir. Ensuite les hommes et les femmes de bonne volonté se mirent à croire en la liberté et l'Angleterre, magnanime, c'est le mot que vous employez, magnanimous en anglais, leur pardonne. Qu'avions-nous à nous faire pardonner? Notre refus initial de la liberté anglaise? Avec votre pensée libre, vous inspectez l'horizon et vous découvrez les ténèbres qui ne sont jamais du côté anglais. Le sort des francos du Québec au passé, au présent et à l'avenir est bouclé en un tournemain. Après la mainmise de la Couronne, la société en jachère est heureusement remise à flots grâce aux bons offices de marchands anglais philanthropes qui donnent du travail aux francos. On croirait que la Nouvelle-France fut l'Afghanistan du passé bien que vous fûtes plus clément envers l'Afghanistan. Vous reconnaissez au moins que les Afghans ont fondé un pays et qu'ils composent un foyer national.
Vous dites que tout le monde peut contribuer au Canada sans égard à ses origines. Je suis bien d'accord avec vous. Le travailleur québécois qui s'exile en Alberta travaillera en anglais sans égard à son origine. S'il veut vivre comme individu français, il prendra tant d'énergie à contrecarrer les ressorts collectifs qu'il n'aura plus d'énergie pour rien d'autre. Mais il n'a rien à craindre selon vous.
L'Acte de Québec, dites-vous, assure la pérennité du français au Canada. On se demande bien dans quel intérêt d'ailleurs. Vous venez d'attribuer à l'héritage anglais le monopole des valeurs universelles.
Nous parlons français selon vous car c'est un hommage indirect à la Couronne, un fleuron de plus témoignant de la tolérance britannique et de son sens du pardon. Dans ce scénario, l'Angleterre est le personnage complaisant qui pardonne à son ennemi, lequel a beaucoup à se faire pardonner; pour se montrer magnanime il faut pardonner beaucoup. On ne sait trop d'ailleurs ce que l'Angleterre est venue conquérir tant les francos représentent peu de chose, une sorte d'arrière-pays à être enfin développé grâce à un compagnie anglaise, la Hudson Bay Company. Vous dites des tenanciers de la Hudson Bay qu'ils fussent les propriétaires de la plus grande partie du Canada et vous en félicitez l'Angleterre dans votre discours du 14 juillet. Comptons donc sur les intérêts des trusts à filiales qui dès l'origine ont tant convergé avec l'intérêt national. Votre apologie de la Hudson Bay Company a dû induire certains de vos auditeurs à les prendre pour les vrais fondateurs du Canada.
Quand à la survie française, ce n'est qu'une clause de style, une manie de dramatiser le sujet. L'Acte de Québec et ce qui s'ensuivit, les provinces anglaises et le district bilingue furent un berceau idéal. Toutes ces formules furent concoctées par des Anglais, esprits cosmopolites qui ne pouvaient que fournir les bons éléments de réponse. Toute votre vie d'ailleurs, monsieur le premier ministre, vous avez été fidèle à l'Acte de Québec et à ses dispositions subséquentes. Vous avez même milité et contribué au financement de tous ceux qui luttaient pour faire du français un droit strictement privé.
Dans la droite ligne de la magistrature britannique, vous pensez que les individus ont le droit de parler français mais que jamais le français ne devrait s'imposer dans la sphère publique. Pour vous, le français se range dans le lot des libertés individuelles et à cet égard la liberté de l'un s'arrête avec la liberté de l'autre. C'est pour cela que, génération après génération, les francos travaillèrent dans des environnements de travail anglais.
Pour vous le régime anglais et son légataire, le Canada, peut créer partout des zones de libre consentement entre individus éclairés. Vous raisonnez comme si la sphère publique était l'exacte continuité de la sphère privée et qu'il suffisait de consentir dans l'une pour que ça se reflète dans l'autre. En rabattant les lignes de force de notre vie collective au rang des options individuelles, vous ne créez pas la liberté pour tous comme le droit anglais a voulu le faire croire. Vous livrez les individus à l'emballement des marchés et à la culture dominante qui va vite s'emparer de la place publique une fois que la diversité des cultures aura été ancrée dans la sphère privée. Vous êtes en faveur simplement parce que cette culture dominante est actuellement anglaise.
En somme votre besogne consiste à déblayer le terrain pour que les forces portantes de votre société anglaise opèrent davantage. Cela ne vous empêchera pas de dormir. Vous préférez vous répéter que votre société a fait naître l'individu et l'universel. Votre discours du 14 juillet était très éloquent à ce sujet. Bravo pour l'accablante sincérité de votre discours. Il montre qu'au Canada le discours officiel se confond avec le libelle.
Vous vouliez qu'il fût un écho des propos récités par Churchill lors de sa série d'allocutions dans seize villes en 1929. Le Canada selon lui devait à la Grande-Bretagne « le cercle doré de la Couronne qui nous lie tous ensemble au passé glorieux qui nous ramène aux Tudor, aux Plantegenet, à la Grande Charte, au bref d'habeas corpus, aux pétitions de droits et à la common law anglaise... »
Soyez certain que je respecte Churchill. J'ai lu ses mémoires de jeunesse et j'apprécie ses talents de mémorialiste de guerre. Dois-je cependant vous rappeler que celui dont vous vous réclamez, à cette époque où il sillonnait le Canada pour faire des conférences, était une des figures emblématiques du suprématisme anglo-saxon? Il était contre l'indépendance de l'Inde, pour le maintien des colonies, pour l'expansionnisme de l'empire. Son zèle à cet égard était tel que même des suprématistes estimaient que son manque de nuance nuisait à leur cause.
Heureusement pour vous, vous pouvez dire sans encombre que vos ennemis ont fait naître le mal ou que le Canada ne peut par définition que s'inspirer d'une tradition humaniste issue de l'Angleterre. Les Canadiens, comme s'ils en avaient jamais douter, ne demandent qu'à se doter d'une confiance plus inébranlable encore en leur moralité supérieure. Compagnie, marquez le pas en criant : Individu! Liberté! Marche! Canada! C'est tout ce qui nous reste à faire puisque notre liberté de conscience tire son origine du grand dominion et des valeurs anglaises.
Votre nullement dévoué sujet de sa Majesté.
André Savard


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