Chronique du mardi - 34

Discussion canadienne matinale (historiette)

Chronique d'André Savard

Shayna avait passé le mois de juin à Paris. Tout le monde dans la boîte prenait ses vacances à tour de rôle. Shayna aimait les voyages culturels. Elle voulait commencer à faire des progrès en français. Cela était impossible au Québec où on s'exprimait dans une sorte de sabir. Elle cria avoir adoré son voyage à Paris. Elle avait vu la tour Eiffel et même une pièce de théâtre en français : La Cantatrice Chauve où des personnages buvaient du thé anglais, écoutaient l'heure anglaise en enfilant des phrases mécaniquement. Elle avait follement aimé la civilisation française, le théâtre français, les croissants. Se résoudre à retourner au Québec, dans son somnambulisme graisseux et son étroitesse d'esprit lui était pénible. Elle avait hâte d'être à nouveau en vacances. Elle voyagerait comme une grande madame Humanité en balade car Shayna comme ses collègues était habitée par un esprit authentiquement cosmopolite. Sur quoi, elle regarda à l'horloge et lut l'heure canadienne anglaise.
Maryse lisait le journal The Gazette chaque matin car trois exemplaires y étaient livrés à l'étage du conseil exécutif de la General Blueprint. Les dirigeants avait fini par obtempérer et à changer le nom de la compagnie pour Filigranes mais dans leur cœur la General Blueprint allait demeurer la General. La loi 101 était à leurs yeux un recul dans l'avancée de l'humanité. Il leur avait fallu apprendre à céder pour quelques décennies mais fatalement la langue anglaise sortirait du maquis un jour ou l'autre.
Gabier, le comptable et un passionné de politique, déployait le journal et commentait. Melayna et Shayna louchaient du côté des câbles de différentes sections et des filtres bleus dont elles allaient faire le tri dans une heure ou deux. Elles se mirent à remplir des étiquettes sur un bout de table. Melayna se tourna subitement vers Gabier et demanda, un éclair dans les yeux :
- Pourquoi Michael Ignatieff et Stéphane Dion parlent-ils de la nation sociologique québécoise tout à coup? Pourquoi s'adonner à un striptease pareil? Les Québécois voudront en voir plus.
- Il y a quelques mois à peine, ajouta Shayna, les deux multipliaient les arguties sur les fondements problématiques de la nation québécoise. On ne serait pas mieux d'être conséquent et d'assimiler la petite nation au monstre fasciste comme on l'a fait dans le passé? Ils nous ont sucé le sang. Les capitaux ont fui le Québec. Les seules régions vraiment belles du Québec ont été construites par les loyalistes.
Le journal The Gazette était d'ailleurs explicite sur le sujet. Il semblait qu'à peu près tout ce que touchait la petite nation tournait en rituel de dégradation. Dans le portrait qu'en faisait le journal The Gazette, la nation québécoise était une déviance qui attendait sa cure. Le désordre régnait au Québec. Le Québec vivait à tort et à travers. Les Québécois étaient les pires conducteurs au monde. Dans les pouvoirs qui leur étaient accordés, les Québécois étaient désorientés et ne savaient plus où ils en étaient. Il étaient les complices des désastres écologiques. Ils multipliaient les erreurs en éducation.
- Tout est plus compliqué au Québec, disait fréquemment Gabier en épluchant le journal The Gazette.
Les cerveaux enquébécisés concevaient des routes effondrées, des rivières mal endiguées, et ils parlaient un français édulcoré. Des fédéralistes, dans le passé, tels que Trudeau, Jean-Louis Roux, Roger Lemelin, avaient voulu les forcer à améliorer leur français mais il n'y pas pire sourd que celui qui ne veut pas entendre. Il n'y avait que le Canada pour faire honneur à la francophonie. Les Québécois faisait la fête pendant ce temps à un humoriste antisémite. Le grand public québécois était malintentionné jusque dans ses envies de rire. À lire The Gazette, Gabier était convaincu que le Québec n'était pas une province comme les autres. Il faudrait au Québec un grand pas évolutif pour y parvenir et le chaînon manquant n'était pas à portée de vue.
Comme Gabier l'avait dit à un représentant du bureau de Toronto, le Québec était comme un portrait en négatif d'une province. Les Québécois n'étaient pas différents parce qu'ils étaient les dépositaires d'une différence qui en valût la peine mais parce qu'ils étaient plus communs que les autres. Shayna appelait le Québec Pepsi Land. Avec un air de gourmet délicat elle décrivait leur vulgarité. Même dans son club de bridge, elle trouvait maintenant des Québécois « yelling in that kind of french », hurlant dans leur sorte de français.
- Mais justement, dit Gabier, l'exemple du Québec montre que bien des petites nations ne peuvent pas participer au monde nouvellement défini. Il y a cinq mille nations, a bien dit Ignatieff, c'est un phénomène commun. Michael Ignatieff n'a pas brisé la ligne par rapport à ce que dit le Canada du Québec, je ne crois pas. Il a bien réitéré que le Québec est un phénomène commun dans le fond. C'est un intellectuel et avec sa raison claire il a expédié les Québécois hors du rêve. Il faut bien que les Québécois sachent que comme petite nation ils sont plus communs qu'en tant que province canadienne.
- C'est quand même un point, admit Melayna. Stéphane Dion disait il y a deux semaines que le monde comptait 2,800 nations et Michael Ignatieff en compte 5,000 aujourd'hui. C'est pour dire combien le phénomène se banalise et se généralise. Comme concept, la nation ne peut plus soutenir les Québécois et en faire un autre à rencontrer.
- Il faut que les Québécois sachent que le choix réside entre deux termes : être une province comme une autre ou un petit pays sûrement beaucoup moins qu'ordinaire, renchérit Shayna.
- De la façon qu'ils gèrent la province, ce Pepsi Land serait la risée des Amériques.
Et Gabier expliqua avec de fines postures de supériorité le grand sophisme des indépendantistes. L'erreur des indépendantistes était de se demander « à qui appartient le Canada? » Et de répondre : les anglais. Ce disant, les indépendantistes ignoraient sciemment le génie particulier du Canada.
À l'université McGill, Gabier avait appris comment le débat devait vraiment se faire. On lui avait enseigné ce que le philosophe Charles Taylor en disait. Au Canada la citoyenneté était directement branchée sur l'idée de l'Individu, ce qui fait que le Canada appartenait aux individus et non pas à un groupe linguistique en particulier. Au contraire, la loi supportait le libre choix et comme les individus canadiens naissaient libres, on pouvaient affirmer que la liberté de la loi rencontrait la liberté des individus. La liberté rencontrant la liberté, c'était mathématique, le « nous » canadien n'était pas anglais mais bien transcendantal, émancipé de toute polarisation linguistique exclusive et allant vers la fraternité des peuples.
Pour le Québec, c'était plus compliqué. Leur « nous » était plus spécifique et plus réducteur. Comment expliquer cela? Bon élève à l'université McGill, Gabier avait bien saisi la question. À l'origine, quand la France avait « cédé » la Nouvelle-France et que les Québécois, indifférents aux luttes pour les colonies, avaient décidé dans l'enthousiasme d'appartenir au Canada, ils étaient beaucoup plus nombreux que les anglos. Les anglos connaissaient leur devoir moral de devenir plus nombreux que les francos afin de civiliser efficacement le Canada. Comprenant combien il leur était impératif de devenir plus nombreux, oui, insista Gabier, les anglos devaient s'agréger les nouveaux arrivants et s'assimiler toutes les différences. Ce fut un grand défi, une épopée dirait l'hymne national, car les Québécois transformés en véritable meute de multiplication produisaient des pure-laine à la pelle. Né de l'intention de rendre les anglophones plus nombreux que le groupe concurrent, il y avait au Canada un maître-sens : non pas bannir un groupe mais faire posséder à tous, autant les natifs que les immigrants, une conscience, une volonté, un désir d'ouverture. Angliciser au Canada correspondait à un véritable rapt dans l'universel. La gouverneure générale Michaëlle Jean avait bien raison de dire que le Canada était un microcosme du monde.
- Le Québec particularise tandis que le Canada universalise, conclut Gabier.
- C'est merveilleux ce que peut faire la langue anglaise au Canada, fit Shayna, admirative.
Gabier, que ses cours sur la philosophie de Charles Taylor avait rendu très scientifique, en rajouta. Si le Canada pouvait être ainsi, c'est en raison de l'évolution jusqu'à la Renaissance et l'esprit des Lumières. Avec Descartes, on découvrait le cogito, un esprit porteur de ses propres éclairages et les braquant sur le monde pour en extraire des vérités de plus en plus organisées.
La citoyenneté d'aujourd'hui devait refléter cet avènement progressif du soi individuel. Les indépendantistes voulaient créer un contexte où la langue française puisse exercer une polarisation plus effective. Or la nation civique d'aujourd'hui mettait la polarité là où ça comptait, dans le cogito de chacun de ses citoyens pris un par un.
- Que la philosophie de Charles Taylor est intelligente!, s'exclama Melayna. Une telle philosophie riverait le clou des séparatistes si elle était mieux connue. Les séparatistes n'arrêtent pas de répéter que depuis la Conquête, les anglais sont les maîtres, restent les maîtres et que la citoyenneté canadienne n'en est que le prolongement. Au contraire, la citoyenneté canadienne vise à détruire les polarités indues, produire des esprits libres qui n'ont pas tout un groupe ethnique à trimbaler.
- Je vois que toi au moins tu sais penser par toi-même, se félicita Gabier.
- Oui, dit Shayna, au Canada nous ne pensons pas à la domination du moujik, au cheval du Cosaque. Nous voulons juste produire des penseurs éclairés par la pensée libre et ne pas voir tous nos impôts volés par les gouvernements.
- C'est d'ailleurs évident que les anglais ne sont pas les maîtres, intervint Shayna. Au Canada nous ne pensons jamais à la protection d'un groupe mais toujours à la protection de tous.
- C'est pour cela que Stéphane Dion a bien raison de dire que le Canada a un système qui fonctionne. Vous ne trouverez pas d'anomalie à l'intérieur de ce cadre qui fixe si efficacement ses propres termes. Regardez, le journal The Gazette le montre très bien. Tout ce qui ne marche pas au Québec, et franchement rien ne marche vraiment au Québec, vient de cette manie de s'écarter du cadre. Tout ce que le Québec trouve à faire c'est de se plaindre du Fédéral qui dépense trop ou du Fédéral qui lui envoie pas assez d'argent. Et le Québec a besoin de plus d'argent parce qu'il fait fuir les investisseurs. Il fait fuir les investisseurs parce que se voulant différent, il est devenu socialiste. Et il est devenu socialiste parce qu'incapable d'avoir de vrais hommes d'affaires en nombre suffisant, il a demandé à l'Etat d'assumer le développement social.
- Ils sont devenus socialistes parce que leur capacité pour l'émotion est beaucoup plus grande que leur capacité de penser individuellement, de renchérir Melayna.
- Comment les indépendantistes peuvent-ils trouver une bonne raison de faire la séparation? Ils vivent déjà séparés avec un paquet de règles qui pendent en dehors du Canada, des lois différentes, une langue de travail différente et imposée parce que personne n'est intéressée à la parler. En laissant les écarts se creuser par rapport au cadre voulu et efficace, il faut de nouveaux programmes pour rattraper tout ça, unifier. Le Québec complique tout. C'est tout ce que le Québec sait faire dans un système qui fonctionne bien pourtant. Quand vous avez un système fait pour fonctionner, vous ne créez pas des références en double. Stéphane Dion a bien raison. Par rapport à un système qui fonctionne, inutile de faire des erreurs idiotes hors des chaînes officielles. Non mes amis, ils ne détruiront pas ce pays comme ça, par simple goût de s'écarter par rapport à la norme.
Maryse regarda l'horloge où battait l'heure anglaise.
- Il y a quand même un point qui me chicote, dit-elle. Les souverainistes ont-ils donc le pouvoir de détruire le Canada? L'existence du Canada est-elle conditionnelle à l'annexion du Québec? Y a-t-il un article dans la Constitution canadienne à cet effet? Si oui, il s'est passé quelque chose. Il y a des secrets qu'on nous cache car je n'ai rien lu de tel dans la Constitution canadienne et The Gazette en parlerait abondamment. C'est peut-être un code secret écrit en filigranes au verso. Il y a de quoi en faire un triller.
- Peut-être pas, rétorqua Gabier. En tout cas le Canada sans le Québec, ce n'est pas pareil. Le Québec est une œuvre canadienne après tout. Nous ne sommes pas des sectaires bornés. Le temps du mépris envers le Québec est dépassé. Ils sont englobés dans un système idéal pour coexister pacifiquement.
Les collègues allèrent à leurs occupations, tout contents que la nation civique canadienne les mît ainsi à la proue de la civilisation fraternelle.


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