Libéralisme intégral contre souverainisme : le grand basculement de 2017 ?

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Une analyse qui confirme [celle de Vigile->http://vigile.quebec/Trump-Une-menace-existentielle] parue deux jours plus tôt




Diplômé de Sciences Po Paris et d'une licence d'histoire, Jérôme Sainte-Marie a travaillé au Service d'Information du Gouvernement et à l'Institut Louis Harris. Il a ensuite dirigé BVA Opinion de 1998 à 2008 puis CSA Opinion de 2010 à 2013. Il a fondé en parallèle l'institut iSAMA en 2008. Il dirige actuellement Pollingvox, une société d'études et de conseil spécialisée dans les enjeux d'opinion, fondée en 2013. Il a publié Le nouvel ordre démocratique (éd. du Moment, 2015).


FIGAROVOX. - L'échec de la primaire de la gauche participe-t-il de la recomposition que vous décriviez dans votre ouvrage Le Nouvel ordre démocratique?

Jérôme SAINTE-MARIE. - La dislocation du système politique français n'étonne que par sa rapidité. La crise du Parti socialiste, visible depuis sa déroute aux municipales de 2014, s'est brusquement accélérée avec la renonciation du président sortant. Depuis longtemps, il était improbable qu'un candidat soutenu socialiste puisse emporter l'élection présidentielle, et même se qualifier pour le second tour. Aujourd'hui, il est envisagé qu'une bonne partie de l'appareil socialiste, de ses élus et de ses ministres, soutienne un autre candidat que celui désigné par la primaire qu'il a organisée. Une telle décomposition n'a pas de précédent. Le Nouvel ordre démocratique anticipait une rupture interne au Parti socialiste entre les deux tours de l'élection présidentielle, en considérant qu'il subirait alors l'attraction fatale du candidat de droite qualifié face à Marine Le Pen. Il semblerait que ceci puisse intervenir plus tôt.

Que s'est-il passé? En assumant une orientation libérale, en renonçant au pacte social-démocrate qui le posait en défenseur du salariat, le Parti socialiste s'est détruit. Il y a perdu son ancrage territorial, ses adhérents - à peine 70 000 d'entre eux ont voté lors du dernier congrès - et ses bastions électoraux. Ainsi, son recul parmi les fonctionnaires, son noyau dur, est spectaculaire. Il a même discrédité le signifiant «gauche», que d'ailleurs ni Emmanuel Macron ni même Jean-Luc Mélenchon ne cherchent à récupérer. Certes, Benoît Hamon et Manuel Valls se disputent encore ce trophée, chacun se voulant l'incarnation d'une gauche véritable, moderne et généreuse. Le score à l'élection présidentielle que les sondages promettent à l'un ou à l'autre révèle un désintérêt massif pour cette querelle. L'heure n'est plus à une refondation de la gauche, car c'est l'ensemble du clivage gauche-droite qui s'affaisse. L'opposition entre libéraux et souverainistes s'y substitue.

Le processus est presque achevé à droite, dont une bonne partie de l'électorat populaire a rejoint le Front national. Désormais, si la coalition LR-UDI triomphe aux scrutins intermédiaires, elle le fait surtout par défaut, et avec une base électorale rétrécie en nombre et sociologiquement de plus en plus homogène. Le nouveau clivage déchire aujourd'hui la gauche, entraînée dans une polarisation logique entre Emmanuel Macron et Jean-Luc Mélenchon, entre europhilie et souverainisme, entre individualisme et populisme, sans que ces termes soient ici chargés d'une quelconque connotation particulière. De fait, l'implosion possible du Parti socialiste nous rapproche de l'instauration d'un nouvel ordre démocratique, fondé sur un tout autre clivage que celui qui a structuré notre vie politique depuis des décennies.

Emmanuel Macron risque d'apparaître comme le candidat naturel de la gauche social-réformiste. Est-ce pour lui une bonne nouvelle?

Le leader d'En Marche! incarne ce que la philosophie allemande appelle le Zeitgeist, l'esprit du temps. Jusqu'à lui, la réunification de tous les libéralismes progressait à tâtons, les traditions de gauche ou de droite se mêlant à des propositions transversales, notamment le soutien résolu à la construction européenne. De ces linéaments, Emmanuel Macron a fait une épure. Son offre politique n'est pas seulement la perturbation du clivage gauche-droite, elle lui est extérieure. C'est pourquoi la notion de «social-réformisme» ne convient pas, elle qualifierait mieux la démarche de Manuel Valls, qui propose de manière classique une adaptation de gauche au nouveau cours du capitalisme. Parlons si l'on veut de «libéral-réformisme», ou plus simplement de libéralisme. Comme il s'agit d'un libéralisme totalisant, économique et culturel, au contraire d'une gauche et d'une droite qui n'en acceptaient qu'une partie, je propose le terme de «libéralisme intégré».

Cette cohérence idéologique d'Emmanuel Macron est un atout considérable. De manière conjoncturelle, sa campagne présidentielle est cependant défiée par l'effondrement prématuré du Parti socialiste. En effet, si le résultat de la primaire de la gauche venait à gonfler le flux de personnalités de gauche se ralliant à la candidature d'Emmanuel Macron, une bonne partie de ses soutiens venus de la droite et du centre pourraient s'en émouvoir. Or la caractéristique essentielle de sa popularité est d'être hybride: ainsi, 54% des sympathisants de LR en ont en bonne opinion, selon l'Ifop, soit presque autant que les sympathisants socialistes (57%). Cet alliage est déjà moins vrai lorsque l'on considère les intentions de vote: selon le même institut, seuls 7% des sympathisants de droite voteraient pour lui, au lieu de 32% des sympathisants de gauche. De plus, parmi les personnes n'affichant aucune proximité partisane, 30% le choisissent aujourd'hui. S'il devenait de facto le candidat de la gauche dite de gouvernement, en déroute à l'issue du quinquennat de François Hollande, le sens de sa démarche en serait obscurci. La chance d'Emmanuel Macron est que les difficultés de la campagne de François Fillon - non seulement les péripéties actuelles mais aussi la difficulté profonde à stabiliser aujourd'hui une offre libérale-conservatrice - lui promettent des ralliements symétriques.

La geste à la fois antisystème et optimiste du candidat En marche! correspond-elle à la demande d'une partie de l'opinion?

Il y a un bonheur palpable chez les soutiens d'Emmanuel Macron, tels qu'on les voit dans ses meetings. Une famille de pensée se découvre, pour beaucoup c'est un premier engagement politique, et s'unifie au-delà des clivages partisans. Son noyau originel est constitué de personnes votant pour le parti socialiste ou les écologistes, et adhérant par ailleurs aux valeurs libérales en matière économique. D'après le sociologue Luc Rouban, et à partir des enquêtes du Cevipof, 6% du corps électoral correspond à ces critères. Au-delà, il agrège des groupes disparates mais que réunissent les thèmes de l'entreprise, de la modernisation ou de l'Europe. C'est une partie de la France qui a voté «oui» en 2005, ou qui aurait voté «oui» pour les plus jeunes, lors du référendum sur le Traité constitutionnel européen. C'est donc une minorité de la minorité. Le message positif d'Emmanuel Macron ne lui permet donc pas de conquérir le pouvoir: très présent dans les médias et plus généralement dans la superstructure sociale, le «libéralisme intégré», à la fois économique et culturel, pro-business et pro-migrants, par exemple, n'est pas majoritaire. C'est particulièrement évident dans les milieux populaires, notamment lorsque la crise les expose à des risques multiples. Dès lors, il faut à Emmanuel Macron produire un discours négatif, contre la classe politique aujourd'hui, contre toute forme de corps social constitué, que l'on appellera alors «corporation» ou «pesanteur archaïque», demain peut-être. Il pourra toujours appeler cela renouvellement, voire «Révolution».

Le FN rêve d'un affrontement «patriotes» vs «mondialistes» face à Macron tandis que Fillon se place dans le clivage traditionnel droite contre gauche. Les clivages peuvent-ils changer en pleine campagne électorale?

L'impressionnant succès de la primaire en novembre 2016 ne doit pas aveugler. Les 4,4 millions de participants ne ressemblent pas tout à fait, ni dans leur sociologie ni dans leur état d'esprit, au reste des électeurs de la droite et du centre. Ils se distinguent nettement des 50% du corps électoral qui votent régulièrement à tous les scrutins, et encore davantage des 30% supplémentaires qui ne se déplacent, schématiquement, que pour l'élection présidentielle. À l'évidence, pour les catégories bien insérées socialement, et notamment parmi celles qui disposent d'un bon patrimoine, le clivage traditionnel demeure pertinent. Leur exaspération dans la période récente, par exemple lors de la crise des migrants à l'été 2015, ou bien précédemment à l'occasion du Mariage pour tous, ne les amène qu'à souhaiter une droite raffermie.

Il en va autrement pour ceux qui s'estiment menacés de toutes parts par la mondialisation, à la fois dans leur manière de vivre et dans leurs moyens de vivre. C'est une situation tout à fait différente, et qui explique que la remise en cause du clivage gauche-droite est d'abord une subversion sociale. C'est bien parmi les personnes vulnérables, du fait de leurs revenus modestes, d'un patrimoine limité, d'une localisation géographique subie, ou d'un capital scolaire insuffisant, que se recrutent à la fois les abstentionnistes fréquents et les électeurs du Front national, soit deux façons complémentaires de rejeter l'offre politique traditionnelle. Le basculement en cours peut s'accélérer avant le premier tour, et s'établir définitivement après, si Marine Le Pen se qualifie pour le second.

La campagne présidentielle est de toute façon une période de politisation exceptionnelle, qui accélère les processus dans l'opinion. Par exemple, si de nombreux Français ne voient aujourd'hui que la face éclairée du macronisme, c'est-à-dire une promesse d'accroissement des droits individuels et de multiplication des opportunités économiques, la campagne pourrait en faire apparaître la face obscure - la perspective d'une extension illimitée du domaine de la lutte entre les personnes, par l'ubérisation générale des rapports sociaux. Un tel dévoilement, auquel Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen pourraient bien s'employer, lui porterait un grand tort.

L'immigration et l'identité nationale étaient au cœur des deux dernières campagnes présidentielles. Pensez-vous que ce sera le cas cette fois-ci et si oui quel candidat pourrait en tirer profit?

C'est le plus probable. Tout amène à cette conclusion, du moindre sondage sur le sujet à l'observation de la vie intellectuelle ces dernières années. Prenons d'abord l'identité nationale. Une élection présidentielle française est par essence l'occasion d'un choix de société, le moment où le souverain se rassemble pour faire le point sur son désir de changement ou de continuité, voire de destruction ou de conservation. Une part de l'identité nationale s'y joue donc à chaque fois: à travers la figure du prochain chef de l'État, nous choisissons ce à quoi nous souhaiterions ressembler collectivement. La question de l'immigration ne se posait pas, elle, de manière systématique. Ce fut longtemps un enjeu de faible intensité, mais qui aujourd'hui s'impose comme décisif. Le pouvoir politique est crédité d'une capacité d'intervention décisive à ce sujet. Les solutions proposées par les différents candidats ne varient pas seulement dans les moyens proposés mais aussi dans la finalité poursuivie, comme le montre d'ailleurs la surenchère de différents candidats de la primaire socialiste en faveur de l'accueil des migrants et réfugiés. Enfin, d'autres questions d'importance s'y rattachent directement, qu'il s'agisse de l'emploi, de la croissance, de la sécurité, de l'éducation ou de la protection sociale.

C'est donc un enjeu politique, conflictuel et totalisant. Pour cela, il est un principe actif du réalignement politique général. Le Front national en est le plus renforcé, parce que ses positions sont à la fois claires et assez populaires dans l'électorat global. Emmanuel Macron peut en tirer profit, s'il a un discours symétrique à celui de Marine Le Pen, avec cependant un moindre soutien dans l'opinion. À l'inverse, seront mis en difficulté ceux qui ont un discours strict sur l'immigration sans remettre en cause le cadre institutionnel européen qui la favorise ; ou bien, à l'inverse, comme Jean-Luc Mélenchon, ceux qui croient en l'État-nation sans pour autant assumer la brutalité inhérente à tout contrôle des flux migratoires.

La campagne actuelle se confirme pouvoir être le moment où l'inquiétude démocratique et la confusion politique seront portées au paroxysme - on cherche vainement un précédent à tant d'incertitudes sur l'issue du scrutin -, tout simplement parce que nous arrivons au terme de la crise d'un cycle politique ouvert au milieu des années 1980. Durant trente ans, nous avions assisté à une alternance régulière entre gauche et droite de gouvernement, avec un Front national persistant mais exclu de toute perspective de pouvoir. L'harmonie de ce mécanisme s'est rompue au cours du quinquennat, d'abord en provoquant par une tripartition à peu près égale des votes, ensuite par la destruction d'un des piliers du système, le Parti socialiste. Nous nous étions habitués à penser le clivage structurel entre majorité et opposition comme le reflet du clivage entre gauche et droite. L'effet Macron, en miroir de la dynamique Le Pen, l'indique à son tour, l'année 2017 pourrait bien s'achever avec une bipolarité politique reconstituée sur une tout autre base.


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