Les traces de l’effacement de soi. Contribution à la psychologie linguistique québécoise

Penser le Québec - Dominic Desroches

« Quel est le sceau de la liberté acquise ?

Ne plus avoir honte de soi-même »
Friedrich NIETZSCHE
***
Les temps sont difficiles. Nous voyons la montée des marchées émergents et
nous, citoyens d’un État moderne en Amérique française, nous remettons en
question nos acquis les plus précieux. L’égalité homme-femme n’est plus
assurée, la solidarité n’est plus une priorité, la langue de la majorité
est baffouée, les luttes syndicales, qui ont permis notre prospérité, font
partie du passé et la rigueur de nos institutions, résultat d’un héritage
religieux, a presque disparu. Or, si les temps semblent difficiles, si les
médias insistent pour voir des conflits de générations, c’est en grande
partie parce que nous renonçons à assumer la responsabilité que nous avons
envers nous-mêmes.
Ce texte, dans la lignée des précédentes contributions à la psychologie
politique, veut étudier le repliement qui embrasse la société québécoise
afin d’en connaître l’origine. À titre d’hypothèse, nous chercherons une
réponse du côté des formes langagières d’effacement de soi conduisant au
manque d’assurance et au refus de la responsabilité. Si le mot
responsabilité signifie encore « tenir parole », « faire ce que l’on a dit
» ou « assumer notre parole donnée », alors c’est à l’étude de notre parole
qu’il faut s’attaquer. Ce faisant, nous verrons que la tendance à
l’effacement de soi de nombreux Québécois, qui poursuivent sans le savoir
la construction de la cage, relève d’un rapport trouble qu’ils
entretiennent avec leur propre langue.
La difficulté de contrôler la parole : un traumatisme historique ?
La parole est l’expression de l’intériorité de la personne qui parle.
Bien parler, c’est maîtriser toutes les modalités d’expression de la langue
: trouver le ton juste, avoir un bon débit, suivre un rythme, savoir
accentuer et prononcer, assurer les accords et les liens entre les mots et
les phrases, respecter les silences, etc. Une personne qui respecte ces
modalités, on en conviendra, parle bien et est agréable à entendre.
Cependant, il est difficile de respecter ces modalités et nombreux sont
les citoyens qui, malheureusement, n’arrivent pas à contrôler l’émotion qui
préside à leur parole. Ils demeurent vulnérables si, issue d’une
frustration quelconque, l’émotion qui doit servir à parler vient détruire
la parole. Car on sait que les Québécois, historiquement, ont vu leur
parole réprimée, interdite et que la résistance passive à l’assimilation
des Canadiens français explique en partie le manque d’assurance des
locuteurs québécois. Les Anglais ont tout fait pour baillonner nos
descendants « sans langue et sans culture », ce qui a laissé des
traumatismes dans notre rapport imaginaire à notre langue. Or si l’on ne
réussit plus à donner à notre parole sa pleine valeur, à reprendre
confiance en notre langue, on risque de parler pour bavarder, se dénigrer
avec nos propres mots ou crier, ce qui n’est pas bien parler. Il faut
rappeler à tous que maîtriser l’émotion peut conduire à une parole
véritable. Si nous parlons bien et que nous nous respectons, nous voudrons
« tenir parole » et devenir responsables, c’est-à-dire passer de la parole
aux actes.
Assurer sa parole ou s’effacer dans le consensus ?

Ce n’est certes pas un hasard si nous avons souvent le sentiment que les
Québécois parlent beaucoup, critiquent, c’est-à-dire qu’ils prennent une
douce revanche sur les tentatives d’assimilations du passé, mais qu’ils ne
font rien concrètement. En fait, tout le monde blâme tout le monde, tout le
mode en parle et tout le monde veut, en même temps, s’entendre avec tout le
monde. Peut-être devrions-nous apprendre à utiliser la parole moins
souvent, mais plus efficacement. Car le but de la parole est de convaincre
et d’agir, non pas de parler par manque d’amour, d’affection ou de
reconnaissance. Le temps du consensus servant de moyen de défense devrait
laisser place au temps de la parole assumée, de la parole qui existe sans
l’aide des autres.
Le besoin québécois de s’excuser pour parler…
On ne s’étonnera pas ici si la recherche absolue du consensus et le
manque de reconnaissance ont poussé plusieurs d’entre nous à s’excuser
avant de parler. Au Québec, trop de citoyens s’excusent à tort et à
travers. On dirait qu’ils ont peur de déranger et qu’ils ont honte de
prendre la parole. Non seulement s’excusent-ils sans raison (ils n’ont pas
fait de faute), mais ils disent ce qui ne se dit pas. En français, en
effet, pour réparer un tort avéré, on dit « excusez-moi » ou « veuillez
m’excuser ». Ce « Je m’excuse » à tous les trois mots à de quoi décourager
les interlocuteurs les plus patients. Ce « Je m’excuse » québécois est un
solécisme, c’est-à-dire une impropriété de la langue. Or, puisqu’ils
s’excusent à partir du Moi (ils disent aussi et un peu maladroitement Moi
et l’autre
… ) et que s’excuser pour placer un mot est absurde, ils sont
impolis et attirent le rire général. D’ailleurs, historiquement, nos grands
chanteurs de folklore, au lieu de s’excuser seulement pour parler,
terminaient aussi certaines chansons traditionnelles par le fameux «
excusez-là », expression plus qu’honnête devant traduire une faute, celle
d’avoir mal interprété une chanson, sinon celle d’avoir osé prendre la
parole en public… et d’avoir dérangé ! C’est ainsi que les Québécois, à
même leur utilisation des mots, sont forcés de rire, de rire d’eux-mêmes,
et par extension de rire de tout le monde sans distinction. Cette forme
d’effacement de soi, assez bien enracinée sur tout le territoire, en
appelle au moins deux autres.
L’effacement de soi dans l’humour généralisé
Si plusieurs d’entre nous ne font pas de blagues pour dénouer une
situation tendue, mais parce que, ayant peur de décevoir ou de blesser (ils
ne connaissent pas d’autres manières d’entrer en relation), alors l’humour
vient s’imposer comme le mode d’expression privilégié du peuple. Or
l’humour, on le sait, est l’aveu par le langage que les choses ne peuvent
plus changer. Libérateur du prisonnier, l’humour peut devenir le synonyme
de l’abdication devant une situation trop complexe ou trop difficile à
maîtriser. Quand on ne sait plus quoi faire ou que l’on est incapable
d’agir, alors on s’efface avec succès dans l’humour, qui est le symbole le
plus clair de l’ajournement que l’on prend avec soi-même. Ainsi compris,
l’humour généralisé retarde la période du « sursaut » et réduit à néant les
dernières possibilités de libération de la parole et du peuple.
L’intérêt croissant pour le discours des autres
Il va de soi que le peuple qui accepte de s’excuser aux trois mots pour
parler et qui rit sans cesse pour oublier son incapacité à choisir son
avenir, sera pacifique et trouvera ses modèles à l’extérieur de lui-même.
En effet, quand on a appris à se moquer de soi, les autres peuples, par
projection inconsciente d’un idéal, apparaisent supérieurs et plus
puissants que le nôtre. Ce n’est peut-être pas un hasard si la société
québécoise, préférant noyer ses derniers échecs politiques dans les grands
festivals d’humour, s’intéresse toujours plus aux autres et qu’elle s’efface
toujours plus elle-même. C’est que l’intérêt croissant pour les autres,
loin d’être le signe d’une haute culture, un attrait nouveau pour les
voyages ou l’effet d’une mondialisation, ressemble étrangement, vu du
Québec, au goût de partir et de quitter définitivement la terre qui fait
souffrir. Ce goût de partir dans le sud et de vivre à la manière des
Américains, immortalisé dans la caricature québécoise d’un passionné
serviteur d’Elvis inculte, n’est possible qu’à partir du moment où l’on ne
comprend plus la langue que l’on parle et que l’on éprouve secrètement la
honte d’être petit, faible et replié.

La fusion définitive dans l’anglophilie mondiale
Lorsque l’on s’intéresse plus aux autres qu’à soi, à l’autre langue plus
qu’à la sienne, on s’est déjà abandonné et l’on a abdiqué notre
responsabilité de s’auto-gouverner. Il est alors logique que l’on cherche à
se fusionner impatiemmment dans la marée montante. La mode de l’anglais
comme langue de la mondialisation conduit plusieurs d’entre nous à une
anglophilie, c’est-à-dire une affection pour l’anglais, une langue que nous
croyons bien connaître. Ainsi, on dira que l’effet de cette anglophilie, de
plus en plus visible et audible depuis Montréal, correspond à l’effacement
de la majorité incapable de défendre sa langue. Certes, les vieux éléphants
à la mémoire longue diront que le phénomène n’est pas nouveau et ils auront
raison. Qui ne se souvient pas de ces scènes troublantes lorsque, en 1950,
un anglophone arrivait dans un village et que toutes les âmes se
précipitaient pour l’accueillir en… anglais ! Au lieu de se tenir debout,
de tenir parole, les habitants se battaient plutôt entre eux pour savoir
qui était le plus billingue du village. L’effacement de soi, on le voit
désormais, n’est pas une réalité nouvelle, ni la marque d’un recul, mais le
marqueur d’un cycle historique.
Sur l'éternel retour du même...
On reconnaîtra ici la répétition du cycle, l’éternel retour du même. On
reconnaîtra toute la difficulté du dégagement psychologique du prisonnier.
Or, il n’en demeure pas moins que la majorité francophone court le risque,
si elle ne réalise pas de sursaut positif bientôt, d’assister à sa propre
désolation dans trois ou quatre générations tout au plus. Elle sera alors
devenue « autochtone » à l’égard d’elle-même mais, contrairement aux
communautés autochtones qui cherchent un sens dans l’augmentation des
naissances, elle l’aura choisie elle-même, librement, sans contrainte…

Il importe donc de commencer à déjouer les effets de cette mécanique
puissante avant que la construction de la cage soit trop avancée. Cela
signifie que les grandes qualités du peuple québécois – le goût de la
discussion, l’humilité, l’humour, l’ouverture, etc – pourraient très bien
conduire à la désolation si elles ne sont plus associées à un impératif de
redressement.
Dominic Desroches

Département de philosophie / Collège Ahuntsic
-- Envoi via le site Vigile.net (http://www.vigile.net/) --

Featured 3bc656a157371f8088707f1cd413e7c0

Dominic Desroches115 articles

  • 106 100

Dominic Desroches est docteur en philosophie de l’Université de Montréal. Il a obtenu des bourses de la Freie Universität Berlin et de l’Albert-Ludwigs Universität de Freiburg (Allemagne) en 1998-1999. Il a fait ses études post-doctorales au Center for Etik og Ret à Copenhague (Danemark) en 2004. En plus d’avoir collaboré à plusieurs revues, il est l’auteur d’articles consacrés à Hamann, Herder, Kierkegaard, Wittgenstein et Lévinas. Il enseigne présentement au Département de philosophie du Collège Ahuntsic à Montréal.





Laissez un commentaire



Aucun commentaire trouvé