La transformation de la Commission Charbonneau en véritable commission d’enquête n’a pas laissé les lecteurs de Vigile sans réagir, à en juger par le nombre de commentaires laissés sur mon texte d’avant-hier. Je dois cependant vous dire que je ne partage pas du tout le pessimisme, voire même le cynisme de certains d’entre vous.
Comme je crois que ces sentiments négatifs sont dus en large partie à une méconnaissance du fonctionnement du système, je vais tenter de vous apporter quelques lumières qui, je l’espère, vous amèneront à partager l’espoir qui m’habite.
La première des choses à bien comprendre est le fonctionnement de notre système politique qui repose essentiellement sur trois pouvoirs, l’exécutif, le législatif et le judiciaire. À titre de premier ministre, Jean Charest est le chef de l’exécutif. Le pouvoir législatif s’incarne pour sa part dans l’Assemblée nationale. Quant au pouvoir judiciaire, il est constitué des tribunaux et des juges.
En théorie, ces pouvoirs sont séparés. Dans la réalité, le premier ministre, en sa qualité de chef du parti politique majoritaire à l’Assemblée Nationale, a l’initiative des travaux parlementaires. Il n’y a donc pas, à toutes fins pratiques, de séparation des pouvoirs entre l’exécutif et le législatif. Par contre, la séparation est beaucoup plus réelle entre le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire dans la mesure où, de temps à autre, le pouvoir judiciaire est appelé à contrôler la légalité des actes de l’exécutif.
Mais l’étanchéité entre ces deux pouvoirs n’est pas parfaite, dans la mesure où c’est le pouvoir exécutif, fédéral ou provincial, qui nomme les juges, et surtout les juges en chef qui ont la responsabilité du fonctionnement des tribunaux et de l’assignation des dossiers à chaque juge. Les juges des tribunaux supérieurs, Cour suprême, Cour d’appel et Cour supérieure, sont nommés par le gouvernement fédéral en vertu de ses prérogatives constitutionnelles, et le gouvernement provincial nomme les juges de la Cour du Québec.
Malgré cela, les juges jouissent, une fois nommés, d’un degré très élevé d’indépendance, et ils en sont très jaloux.
La juge Charbonneau, juge à la Cour supérieure, a donc été nommée par le gouvernement fédéral qui se trouvait à être, au moment de son élévation à la magistrature, un gouvernement dirigé par le Parti Libéral fédéral. Vous êtes donc plusieurs à penser que, de ce simple fait, la juge Charbonneau est une créature du PLC.
Or rien ne saurait être plus faux. En effet, depuis plus d’une vingtaine d’années maintenant, la nomination des juges fédéraux se fait sur recommandation du Barreau de la province où ils sont appelés à siéger, et les considérations partisanes ont cédé le pas à la compétence, même si des accrocs isolés et très limités à cette règle ont pu survenir.
Par ailleurs, de nombreux efforts ont été faits ces dernières années pour assurer une plus juste représentation des femmes au sein de la magistrature, un objectif qui transcende toute considération partisane. La juge Charbonneau, qui avait une expertise reconnue dans un domaine de pratique (le droit criminel) où les femmes sont très sous-représentées, devenait une candidate presque incontournable, et c’est surtout à ce fait qu’elle doit sa nomination.
Quant au choix des autres commissaires, il n’a en aucune façon été imposé au juge Charbonneau ni n’a-t-il, comme le suggèrent certains, fait l’objet de négociations entre la juge et le ministre de la Justice. À partir du moment où le juge en chef Rolland de la Cour supérieure désigne la juge Charbonneau pour présider la commission, une instance judiciaire se trouve à être mise en place, et un représentant du pouvoir exécutif, comme l’est le ministre de la Justice, ne doit en aucune façon intervenir dans le processus judiciaire.
Le choix du doyen Macdonald par la juge Charbonneau est très habile. D’une part, elle se trouve à donner une caution au gouvernement qui s’est même servi du doyen pour justifier son refus de déclencher une commission d’enquête avant de finir par céder, et d’autre part, elle se trouve à neutraliser à l’avance celui qui aurait pu devenir son plus grand critique en l’embarquant dans son camp.
Comme me l’expliquait un de mes anciens patrons anglophones avec une sagesse remplie de malice, « Always avoid getting stuck in a pissing contest with a skunk. Bring it on your side. You’re better off having it inside the tent pissing out, than outside the tent pissing in. » Le français étant une langue qui fait davantage ressortir la grossièreté d’un propos que l’anglais, je m’abstiens de le traduire pour ne pas offenser vos sensibilités.
Mais, toute blague à part, la juge Charbonneau se met habilement à l’abri des critiques, et je suis à peu près certain qu’elle compte sur la dynamique du processus d’enquête dans un dossier dont elle mesure bien tout le potentiel à scandale pour amener le doyen Macdonald à réviser ses positions.
Pour être fédéraliste, le doyen Macdonald n’en est pas moins un honnête homme, et sa conception du bien commun est sans doute plus forte que celle de bien des autres personnes que la juge Charbonneau aurait pu s’adjoindre. Le doyen Macdonald est un spécialiste du droit public, et il a donc des idées très précises sur le bien commun et ses exigences.
Lorsqu’il découvrira le grouillement de tous les crabes dans le panier qu’il est chargé d’examiner, il sera sans doute celui qui s’en indignera le plus, si son champ d’expertise et son expérience professionnelle en constituent le moindrement une indication. Autant la juge Charbonneau que le troisième commissaire, le vérificateur général Lachance, ont de par leur champ de pratique et leur expérience, une meilleure connaissance des vicissitudes humaines, et ce qu’ils découvriront les surprendra moins.
***
Par ailleurs, en ce qui concerne justement le choix du troisième commissaire, la juge Charbonneau envoie le premier grand message de la commission qu’elle préside. Elle a bien lu le Rapport Duchesneau, et elle entend bien investiguer toute infiltration des rouages de l’État par des intérêts particuliers, notamment le crime organisé et la mafia.
La présence du vérificateur Lachance à ses côtés en constitue le meilleur gage. Nul ne connaît mieux que lui les rouages de l’État et son fonctionnement. Non seulement sa mission de vérificateur général lui conférait-elle la responsabilité de s’assurer de l’intégrité des comptes de l’État, mais il avait également celle de s’assurer de l’intégrité de ses processus administratifs.
***
Il y a donc, comme je l’écrivais avant-hier tout lieu de se réjouir de la transformation de la Commission Charbonneau en véritable commission d’enquête, et la composition de la commission est du meilleur augure.
Cela dit, on ne peut pas demander à la Commission Charbonneau, pas plus qu’à toute autre commission d’enquête de se substituer au processus judiciaire normal ou au gouvernement et de faire des choses qui ne relèvent pas de ses prérogatives. La Commission enquête, révèle, et il revient aux tribunaux de juger et de condamner, et au gouvernement de balayer et de corriger. On aurait donc tort d’attendre de la Commission ce qu’elle n’est pas en mesure de nous donner.
À chacun ses responsabilités.
À titre de citoyens et d’électeurs, la nôtre est de nous doter de gouvernements soucieux de la protection de nos droits et de nos intérêts, et non de ceux des autres. Le gouvernement Charest ne se soucie pas de la protection de nos droits et de nos intérêts. Ses loyautés sont ailleurs. À nous de lui montrer la porte à la première occasion.
Commission Charbonneau (2)
Les sceptiques seront confondus
Cela dit, on aurait tort d’attendre de la Commission ce qu’elle ne peut pas nous donner
Chronique de Richard Le Hir
Richard Le Hir673 articles
Avocat et conseiller en gestion, ministre délégué à la Restructuration dans le cabinet Parizeau (1994-95)
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8 commentaires
Archives de Vigile Répondre
13 novembre 2011Bonjour M. Le Hir
Tenter de comprendre le raisonnement des politiciens québécois et leur cheminement intellectuel est de plus en plus hasardeux et incompréhensible, c’est la noirceur totale.
Il fait plus noir que dans le cul d’un taureau dans une nuit sans lune.
The Big Lebowski
http://www.youtube.com/watch?v=Pe9N1UAQMgA&feature=related
@ Richard Le Hir Répondre
13 novembre 2011Réponse @ Henri Marineau
C'est justement parce que je connais bien le processus politique, médiatique et juridique que je suis en mesure d'affirmer que Jean Charest n'a pas eu le choix d'élargir le mandat de la Commission qu'il venait juste de nommer avec un mandat et des pouvoirs plus restreints.
La pression était tellement forte que l,annonce de sa décision de tenir une commission a été faite avant même qu'il ait eu le temps de prévenir son ministre de la Justice qui continuait encore à prétendre, en se servant de l'opinion du doyen Macdonald qu'il n'y aurait pas de commission.
Et elle était encore tellement forte que le gouvernement n'a pas eu d'autre choix que d'acquiescer à la demande de pleins pouvoirs du juge Charbonneau.
Si Charest a fini par céder, soyez assuré que ce n'est pas de gaîté de coeur. S'il avait été si confiant et serein que vous le suggérez, il aurait consenti bien plus tôt à la tenue d'une commission, sans tenter de lui couper les ailes en partant.
Richard Le Hir
Stéphane Sauvé Répondre
13 novembre 2011Pour mettre un peu de chair à l'os, prière de lire ce qui se profile derrière TOUTES les actions de Charest:
http://www.ameriquebec.net/actualites/2011/07/10/appetit-vorace-oncle-paul-7079.qc
En d'autres termes, cette crise économique amène Desmarais (et Charest) à se préparer, et ce n'est pas une Commission Charbonneau (à l'instar de la Commission Cliche) qui changera la donne. A moins bien entendu, qu'elle produise des résultats bientôt, question de prendre à court Charest et sa gang....
....parce que, je vous le rappelle, Charest achète du temps...
Stéphane Sauvé Répondre
13 novembre 2011Je suis en effet confondu. Merci pour votre généreuse réponse, ca éclaire mes lanternes.
Cela étant dit, je ne crois pas que l'on soupconne les effets de la crise économique qui s'en vient. C'est notre démocratie qui est en jeu, et Charest compte bien en profiter. Comme il l'a dit devant caméra à l'émission Infoman (lors des derniers jeux olympiques): "C'est sûr que ce serait plus facile si j'étais dictateur", Charest et Desmarais nous préparent (qui je vous rappelle connait bien Bush et cie.), une prise complète du pouvoir et au diable la démocratie.
Plusieurs qui lisent ces lignes me diront, c'est de la pure paranoia et du compirationisme. Je vous répondrais, que si il y a 10 ans je vous avais annoncé, la dérive du système tel que l'on peut le voir ou encore les abus répétés du gouvernement du Québec, vous m'auriez dit la même chose.
Le loup est dans la bergerie, et à moins que cette enquête se termine avant le tsunami économique, Charest est là pour rester. A moins que ce soit Legault-Sirois qui prenne sa place...
Archives de Vigile Répondre
13 novembre 2011je suis entièrement d'accord avec vous.C'est à nous tous
à travailler fort pour sensibiser les citoyens sur toutes
les magouilles et les horreurs du gouvernement Charest depuis 2003.
Archives de Vigile Répondre
12 novembre 2011Monsieur Le Hir,
Je désire vous remercier pour vos deux derniers textes qui sont des pièces d'anthologie en matière d'analyse politique et de vulgarisation des principes juridiques fondamentaux qui sont à l'origine de ce que l'on appelle "l'État de droit". En tant que citoyen, avocat de profession, ma confiance en notre système démocratique, qui a parmi ses fondements la séparation des trois pouvoirs selon Montesquieu, a été revigorée par l'exercice qui s'est déroulé sous nos yeux.
Le gouvernement Libéral a tenté une fois de plus d'abuser de ses prérogatives de façon à subordonner le pouvoir judiciaire à ses impératifs politiques et il a lamentablement échoué... Si Charest pensait pouvoir répéter le désolant spectacle qu'il nous a offert à l'occasion de la Commission Bastarache, il doit être aujourd'hui amèrement déçu et inquiet... Nous jugerons éventuellement cette Commission Charbonneau à ses résultats, mais pour le moment, les trois pouvoirs semblent s'être repliés sur leurs territoires respectifs !
À partir du moment où, de gré ou de force, l'exécutif confère au judiciaire les pleins pouvoirs pour examiner sa conduite, il perd le contrôle. Si le gouvernement Libéral en est venu à agir de la sorte, c'est parce que c'était nécessaire. Nécessaire pour la survie du Parti ou nécessaire pour notre société ? Et le Parti Québécois, qui a beaucoup exercé le pouvoir au cours des dernières décennies, est-il prêt à se soumettre lui aussi à l'examen et au traitement ?
J'espère que le pouvoir politique dans son ensemble sera soumis par cette Commission au traitement de type "pontage coronarien" dont il a clairement besoin ! Il va falloir décrasser les artères de notre société pour lui permettre de vivre quelques années de plus, le temps de faire le travail d'introspection qui lui incombe et, par voie de conséquence, de lui donner la chance de mener à terme son grand projet, celui de l'indépendance !
Jean-Pierre Bélisle Répondre
12 novembre 2011Cher confrère, dirais-je si j'étais avocat, je comprends et soutiens entièrement la position que vous exprimez dans le présent article.
Comme citoyen, en première analyse, il ne m’apparaitrait pas conséquent de réclamer une commission d’enquête conforme aux dispositions de la Loi pour ensuite dénigrer ses mécanismes ou disserter avec cynisme sur la téléologie des appareils d’État et la dépendance organique de la magistrature à l’égard du pouvoir public légitime.
Incidemment, comme justiciable, le citoyen et le blogueur sont d’ailleurs bien avisés de se souvenir de l’aphorisme « Don’t piss off the Judge ». Sinon, un magistrat pourrait bien, lui, s’en souvenir un jour ou l’autre si leur sort lui était confié.
Mais plus fondamentalement, il y a le serment d’office d’avocat qui dicte aux disciples de Thémis de maintenir dans leurs actes et leurs paroles une conduite respectueuse envers les personnes chargées de l’administration de la justice.
Comme le mentionnait tout récemment le président de la Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada, Ronald J. MacDonald (un presqu'homonyme de Roderick, le titulaire de la Chaire F. R. Scott):
“Lawyers occupy a special role in society, so they have obligations that are greater than those any citizen may have. (…) Conduct that undermines public confidence in our system of justice is subject to sanction whether it happens in one’s role as a lawyer, or in the private life of a member of the profession.” (1)
Dans un arrêt du 13 janvier 2010, la Cour d'appel du Québec citait comme suit les commentaires qui accompagnent le Code de déontologie professionnel de l'Association du Barreau canadien:
[…] Il [l’avocat] ne doit rien faire qui puisse ébranler le respect et la confiance du public envers le système juridique dont il est l’auxiliaire. Il doit avoir soin de ne pas affaiblir ni détruire la confiance du public dans les institutions ou les autorités juridiques en tenant des propos irresponsables, entachés de corruption ou de partialité. Dans sa carrière publique, l’avocat doit se montrer particulièrement prudent à cet égard, car du seul fait qu’il soit avocat, on aura tendance à donner de l’importance et à porter foi à ses déclarations […] (2)
Pour revenir à Roderick A MacDonald, il n'est peut-être pas magistrat mais il est avocat, spécialiste du droit administratif et illustre académicien fédéraliste. En regard de sa feuille de route impressionnante (3), je doute fortement qu'il puisse se faire manipuler par, somme toute, une petite juge - bien que remarquablement musclée, dit-on - de la Cour supérieure - surtout dans les circonstances où l'État même est en cause.
En toute amitié, toute cette hyperbole pour vous dire que je demeure hautement septique quant à votre appréciation très "imaginative" - mais d'avocat - du rôle dans lequel vous voyez la juge Charbonneau confiner de doyen.
Quant à moi, j'irais même jusqu'à dire que Roderick servira de garde-fou à la Commission d'enquête. Mais il est vrai, j'ai l'avantage de ne pas être avocat :-)
Le tout, évidemment avec égards pour tout le monde.
jpb
(1) http://www.lawyersweekly.ca/index.php?section=article&articleid=1329&rssid=4
(2) http://canlii.ca/fr/qc/qcca/doc/2010/2010qcca24/2010qcca24.html (voir plus particulièrement le contenu assez honnête de la lettre qu'avait écrite l'avocat Gilles Doré au Juge Jean-Guy Boilard) - ce qui arrive aux avocats qui 'spermettent' trop de liberté de parole à l'égard des juges. - En Cour suprême prochainement.
(3) http://personnel.mcgill.ca/roderick.macdonald/
Henri Marineau Répondre
12 novembre 2011Vous dites en réaction aux commentaires de votre article du 10 novembre:
"Le pire crime commis par Charest et ses "p’tits zamis ", c’est justement celui-là, c’est d’avoir tué l’espoir et miné votre confiance."
Le problème n'est pas là du tout, M. Le Hir...le problème n'est pas non plus en la confiance que j'accorde envers France Charbonneau ni aux deux commissaires qu'elle s'est adjoints...
Le problème, c'est que vous ne semblez pas admettre que, peu importe les résultats auxquels arrivera le commission Charbonneau, Jean Charest aura eu tout le temps de se "revirer de bord" et de déclencher des élections avant les conclusions de l'enquête...brandissant le flambeau de l'écoute du "bon peuple" en ayant consenti à créer une commission d'enquête avec plein pouvoirs!
En tant que vieux routier des coulisses de la politique, croyez-vous vraiment que le conseil des ministres auraient consenti à conférer à la commission Charbonneau tous les pouvoirs que lui confère la Loi sur les commissions d'enquête s'il n'avait pas d'abord envisagé l'opportunité de déclencher des élections avant que la dite commission n'ait pu terminer ses travaux?