Les Rectificateurs

Chronique d'André Savard

Les conversations politiques ont passablement changé dans les chaumières. Beaucoup de ceux qui étaient au début des années soixante-dix dans leur petite enfance se souviennent, par exemple, des débats entre son papa d’allégeance libérale et l’oncle péquiste. L’affiliation à une famille politique était très stricte. Sans avoir lu le programme du parti, souvent écrit en termes très techniques, les oncles se voulaient néanmoins le plus fidèles possible à la vision du parti pour lequel allaient leurs amours.
Pourquoi tel oncle favorisait le Parti Québécois et pourquoi tel autre jugeait que René Lévesque était de la boue, il était difficile de l’expliquer par des arguments. D’abord les arguments avaient déjà été entendus ailleurs. Des journées de vingt-quatre heures ne suffisent pas pour se faire une idée exacte sur une foule de sujets complexes. Il fallait bien s’en remettre à plus savant que soi.
Le papa et les oncles péchaient parfois par ignorance mais ils n’accusaient pas des classes sociales entières d’être de faux témoins professionnels. Ils ne se posaient pas systématiquement en rectificateurs de leur propre parti. Maintenant, autant d’humilité passe pour déplacée, dénuée du courant vital.
S’ils dénigraient leurs adversaires politiques, le papa et les oncles respectaient leurs alliés et quand ils parlaient de ces derniers, ils n’avaient pas toujours l’air de réfléchir à partir du moindre. Les péquistes disaient qu’au sein du Canada on se faisait le domestique du nationalisme des autres. Mais Trudeau disait que cet état de fait mettait le nationalisme québécois au niveau des nouvelles sagesses inspirées par le standing mondial. L’oncle Mario, courtier, décidait d’y croire et l’oncle Robert, barbier, aussi mais pas l’oncle Michel.
Pour trouver la cause de l’adhésion, il n’aurait pas seulement fallu faire de la sociologie mais aussi de la psychologie. Quelle zone de sensibilité allume et porte quelqu’un vers un parti pris politique? Qu’est-ce qui fait qu’un oncle s’inquiétait pour la langue française alors que pour un autre oncle la langue faisait partie des belles idées, des belles réformes qui ne le touchaient pas particulièrement?
En tout cas, tel oncle était pour Lévesque, tel oncle était pour Trudeau. L’enfant, de nos jours, s’il est témoin de conversations politiques, doit trouver les choses bien plus difficiles à démêler. Les alignements retranchés des oncles ont laissé la place à des jongleries savantes et les tantes parlent politique beaucoup plus que naguère.
Le but de la conversation ne vise plus à défendre un parti. C’est très mal vu. Cela fait quinze ans que l’on entend à la radio des anticonformistes officiels, bien payés pour être anticonformistes, et répétant : « Je refuse d’être un otage de la pensée unique ». Être partisan constituerait de nos jours une sorte d’anticonformisme à rebours, un aveu d’impuissance par rapport à ses conjectures et imaginations personnelles. Les oncles et tantes parlent de réunir le meilleur de chaque parti, des bonnes idées à retenir, de son droit personnel à faire sa propre synthèse.
Il existe des logiciels sur le marché du type : « Construisez la maison de vos rêves ». À l’avenant, les conversations politiques dans les chaumières ont pour thème : « Construisez le parti de vos rêves ». Qui fait le bon droit? Qui fait la morale? L’oncle vous le dira car il l’a déjà tellement lu, tellement entendu : c’est celui qui s’évade de l’empire de la pensée unique.
On s’évade de « l’empire de la pensée unique » et, dit l’oncle, on s’établit à un autre niveau... supérieur bien sûr. Il importe peu que l’oncle s’appelle Jean-Guy ou Victor-Lévy Beaulieu. Il vous le dira. Si vous êtes partisan, péquiste particulièrement, doublez votre fond de culotte car, pardonnez la verdeur du prosateur, on ne demandera qu’à vous appliquer de bons coups de pied au cul.
Désormais, paraît-il, on est en pleine émergence de l’intelligence collective. Ce qui se passe en ce moment, ajoute-t-on, s’appuie sur les canalisations ensevelies, les instincts enfouis, la sève brute des régions qui refait fleurir l’arbre desséché trop pris par le carcan asphyxiant des grandes villes. On assiste à l’éveil des chiourmes honnis et dégoûtés par les causes élitistes, rien de moins.
Il ne faut pas se méprendre. Que l’Action Démocratique occupe le siège de l’opposition officielle représente un ensablement pour le Québec. Il est naïf de confondre le déferlement de la passion populaire avec la vitalité. Comme l’Action Démocratique n’avait pas de demandes minimales pour le Québec, nul ne savait quel plan était jeté. Mais Mario Dumont était sympathique et on pressentait qu’il répondait bien aux nouveaux besoins de la scène québécoise.
Pire encore, Dumont répondait bien à une certaine idée que tout un chacun voulait se faire de soi-même. À répéter que l’on est au-delà des vieilles causes, embêté par les professeurs, les politiciens, tous ceux que l’on n’aime pas, on finit par se sentir sali par les mouches et à se percevoir comme un monument d’intégrité. C’est de cette opposition que naît la nouvelle manière des discussions politiques aujourd’hui, lesquelles semblent réunir de grands rectificateurs qui s’expliquent sur le commencement, le stade de dépassement qu’ils incarnent, eux, et des amis aussi avisés.
Il y a là un terreau fertile pour projeter ses fantasmes. Des indépendantistes ont voté pour Dumont dans l’espoir qu’une nouvelle ronde constitutionnelle conduirait à un « nouveau lac Meech » comme ils le disaient ouvertement. Les fédéralistes votaient parce qu’ils en avaient marre des « vieilles chicanes ». D’autres votaient pour lui pour sauver la classe moyenne. D’autres votaient contre les accommodements raisonnables, contre les invasions barbares.
Au début des années soixante-dix, les conversations politiques servaient souvent d’exutoires pour les tempéraments fougueux, les petites fiertés de chacun. Progressivement le « citoyen », comme on se plaît à l’appeler, a sauté plusieurs haies au galop. Quand il parle à présent, le citoyen se dit non pas face à un parti mais face à lui-même. Pas surprenant qu’on parle d’approche citoyenne dès qu’on veut toucher l’essentiel. La cause nationale n’a plus à être autorisée par un seul parti, allègue-t-on, comme si on s’était tous fait imposer trop longtemps un seul modèle de pantalon.
Ce fut le contexte qui produisit la force de l’Action Démocratique; non pas une quelconque volonté de défendre l’identité, sinon l’identité de quelques réflecteurs argentés pour que le public, soucieux de refaire à la carte ses partis politiques, puisse bien lui prêter en imagination ce qu’il veut. On aimerait bien dire que le peuple souhaite regarder de tous ses yeux. Il cherche plutôt la forme valise qui sera le creuset de ses fantasmes.
On aimerait bien penser que le peuple fuit l’informe et le mensonge. Le peuple, comme les élites du reste, double des modes et suit des initiatives dont le fil brisé lui échappe. Le peuple est constitué de consommateurs qui achètent tous les signes d’une insoumission, d’un individualisme et d’une incrédulité croissante.
Les différentes conceptions du monde se réclament du même anticonformisme. À cet égard, il fut fort éloquent de voir l’Action Démocratique recevoir le soutien actif tant de Gilles Taillon, ancien président du lobby du patronat et Victor-Lévy Beaulieu, indépendantiste notoire. Alors que tant de gens croyaient voter contre les accommodements raisonnables en appuyant l’Action Démocratique, il y a fort à parier qu’ils ont voté pour l’harmonie moyenne, le droit de chacun d’entretenir ses fantasmes irréconciliables.
[Victor-Lévy Beaulieu prônait un retour au peuple->auteur364]. Il a souvent décrit des êtres en proie aux pulsions primaires qui tentent de s’évader d’un monde froid et pétrifié. Il y voit une merveilleuse fermentation. Comme bien des baby-boomers, Beaulieu aime les ruptures anticonformistes. Le petit problème cependant dans cette vision, c’est que ce qu’on appelle l’anticonformisme de nos jours, ce peut être une adaptation à la carte qui ne désillusionne personne. Chacun, après le boulot, retrouve son titre de roi du monde.
Les élites ont sous-estimé les possibilités créatrices du vrai monde, pense cet auteur. Dans [son livre sur Joyce->1798], inspiré par la maxime du poète qui veut que « les pays sans légende sont condamnés à mourir de froid » il voit une fontaine de Jouvence dans la mythologie. Il y expose les mythes entourant les dieux et les déesses celtes, avec leurs dragons et leurs serpents de lumière en toile de fond.
Dans son nouveau livre, il semble espérer un retour à un ordre symbolique très fort pour créer une sorte d’effusion intérieure qui nourrira les ondulations des foules. En attendant, Beaulieu suit son instinct qui le conduit à l’existence impulsive de l’électorat qui échappe aux professeurs. Il y a de la place pour les espoirs de Gilles Taillon et Victor-Lévy Beaulieu dans l’Action Démocratique…
Recensons tous les sujets qui ne peuvent tenir dans la valise. Ils tiendront dans les beaux résultats des élections, même les sujets dont Mario Dumont, propriétaire de son parti, ne soupçonnait même pas l’existence. On a marre des professeurs et des messagers. On souhaite l’initiative des masses populaires, la fierté insolente et fantastique des gens vrais.
Les braillards impénitents qui paient trop d’impôts sont contents. Les indépendantistes qui croient s’être fait voler leur mouvement indépendantiste trépignent d’impatience. Pour la première fois, ils ont une chance de former une vaste coalition sans les doux, les timides et les poltrons. Grâce à l’éducation, on cessera enfin de chevaucher la contradiction. Il y a cette idée de fixer à tous égards les mesures d’un nouvel ordre de grandeur.
Les chemins de la perception vont enfin s’ouvrir! Nous allons redécouvrir les provinces du Québec, dit Victor-Lévy Beaulieu avec ses villes, ses rivières, sa rose des vents. Et il n’est pas le seul à tirer des impressions sublimes. On va fonder une Académie de l’Indépendance, dit un autre indépendantiste, et on y enseignera les préceptes selon les Normes.
Le problème, ajoute-t-on, c’est qu’on s’est fait voler notre parti indépendantiste. Avec un vrai parti indépendantiste, chacun aurait dit ce qu’il a sur le cœur. L’écart se serait creusé entre les mentalités et les conditions historiques résultant de l’annexion du Québec. Au lieu de cela, le Parti Québécois remplaça la coalition à naître. Il y eût un vaste phénomène de substitution, et les militants réels furent remplacés aux postes d’influence par des natures contradictoires.
Un grand pan du passé devient comme une fenêtre escamotable. Lévesque n’était qu’un rossignol. Il chevauchait la contradiction. Ces conflits avec le Fédéral n’étaient qu’un trompe-l’œil. En vérité il recherchait l’harmonie totale. Il n’y avait que des hommes d’orchestre fanatiquement monotones et on n'avait rien vu...
Avec une vraie coalition, on aurait compris comment la loi scientifique, qui décrit les phases de développement d’une nation annexée, l’hybridation et l’assimilation de ses institutions, s’effectue. Le sachant, on aurait éduqué de véritables agents libres, capables de mettre entre parenthèses les conditions structurantes.
On est vraiment dans l’immense, une grande fête de l’imagination. Selon cette version, les dernières décennies furent occupées par un phénomène de substitution. Des apparatchiks, avec l’omniscience coupable d’un marionnettiste, ont endormi le peuple dans une tranquillité trompeuse.
Si on continue sur cette lancée, la révolte de la classe moyenne, ces « êtres réels » fatigués d’ingurgiter des farces, aura vite fait de pondre des farces plus pompeuses encore. Encore quelques mois d’interprétation et on vivra dans un film génial sur la politique géniale. C’est ainsi quand chacun croit imaginer une politique à la carte et rivalise de fictions pour mieux accuser. On perd les pédales et on croit que c’est notre œuvre sans compromis qui est en train de se réaliser.
André Savard


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