Les poursuites-bâillons et le droit à la réputation

17. Actualité archives 2007



Le rapport du comité d'experts mandatés par le ministère la Justice pour examiner les solutions au problème des poursuites stratégiques contre la mobilisation publique apporte assurément une contribution à la connaissance du phénomène des poursuites-bâillons. Malheureusement, il est peu plausible que les solutions qu'il met de l'avant puissent effectivement mettre fin aux poursuites visant à faire taire les associations et les citoyens qui s'expriment à l'égard d'activités ou de projets d'entités publiques ou privées.
La quasi-totalité des poursuites-bâillons se fondent sur le droit à la réputation. L'entreprise ou l'organisme public poursuit une association en lui reprochant de porter atteinte à sa bonne réputation. Par exemple, une entreprise invoque le caractère fautif des épithètes utilisés pour décrire les émanations provenant de ses usines. On se plaint alors d'une prétendue faute qui porte préjudice à la réputation. C'est dire l'importance que prend le droit à la réputation dans une telle problématique: plus le droit à la réputation est largement reconnu, plus il est difficile de postuler qu'une poursuite en justice ne serait que stratégique et ne viserait pas vraiment à assurer la protection du droit à la réputation qui, après tout, est garanti par la Charte québécoise des droits et le Code civil.
Les poursuites-bâillons sont encouragées par la portée étendue qui est donnée au droit à la réputation en droit québécois. Ce droit a acquis une troublante suprématie sur la liberté d'expression. Il est maintenant étendu au point d'avoir l'allure d'un droit de faire taire les critiques. Dans l'affaire Société Radio-Canada c. Néron, la majorité de la Cour suprême a choisi d'inclure dans le champ de la faute des faits et gestes qui relevaient jusque-là de l'exercice normal de la critique engagée. Du coup, le champ de ce qui peut être considéré comme constituant un comportement fautif à l'égard de la réputation d'une personne s'est trouvé à être considérablement élargi. Pour décourager les poursuites-bâillons, il faut recadrer le droit à la réputation en le limitant aux propos qui sont vraiment abusifs, par opposition aux commentaires critiques -- qui peuvent être sévères -- sur les agissements d'une entité.
Le comité d'experts a choisi d'ignorer la portée excessive qu'a pris le droit à la réputation. Il se contente de rappeler des généralités sur le droit à la liberté d'expression et sur la participation aux débats. Si le groupe avait pris la peine d'examiner le caractère étendu que prend désormais le droit à la réputation, il n'aurait pas recommandé, comme il le fait, des ajustements procéduraux qui ne s'appliqueraient que lorsqu'il est établi qu'une poursuite est frivole. Dans l'état actuel du droit québécois, il est difficile d'établir qu'une poursuite pour atteinte à la réputation est a priori frivole. Toute personne s'estimant injustement traitée par une association ou un média peut s'adresser aux tribunaux et nul ne peut dire si on ne va pas trouver finalement qu'une atteinte à sa réputation a été commise.
Il peut être utile de prévoir un mécanisme procédural afin de décourager les recours abusifs. En rendant plus onéreux les recours, on peut faire le pari que cela pourra décourager des entreprises qui pourraient trouver que le jeu n'en vaut plus la peine. Mais une telle mesure n'a de sens que si l'on peut identifier rapidement la ligne de partage entre le recours légitime et la poursuite abusive.
Aux États-Unis, les poursuites abusives visant à paralyser les prises de position publiques des groupes de citoyens sont plus faciles à distinguer des poursuites légitimes. En droit américain, la liberté d'expression jouit d'une protection plus significative qu'en droit canadien. Lorsqu'une association s'exprime au sujet d'un enjeu public, comme des questions environnementales, elle bénéficie d'une règle protectrice de la liberté d'expression. Cette règle fait en sorte qu'on ne peut réussir, dans une action pour atteinte à la réputation, que si l'on démontre le caractère nettement abusif du propos.
À la différence du droit des États-Unis, le droit du Québec protège le droit à la réputation des personnes publiques de façon étendue. Depuis la décision Néron, les personnes qui s'expriment sur des questions d'intérêt public peuvent se voir reprocher de méconnaître le droit à la réputation d'une personne publique simplement en étant injuste à son égard. Or, le débat public sur une controverse peut parfois donner lieu à des propos qu'on peut trouver injustes; c'est souvent dans la nature même des débats mettant en présence des visions opposées. Par exemple, le simple fait que des voisins qualifient de façon métaphorique les odeurs émanant d'un terrain peut être jugé diffamatoire à l'endroit de son propriétaire.
Dans une controverse publique, lorsque des citoyens s'estiment floués par une entreprise ou un promoteur, il est prévisible qu'ils aient recours à un lexique les exposant à se faire dire par un tribunal qu'ils ont été inéquitables. Compte tenu de la conception qui prévaut au Québec à l'égard du droit à la réputation, il est pratiquement impossible de dire qu'une poursuite est a priori dépourvue de fondement et vouée à l'échec. Or, c'est à une telle condition que joueraient les mécanismes procéduraux proposés par le groupe d'experts.
La préférence marquée pour le droit à la réputation est le véritable verrou qui, dans le droit québécois actuel, permet la plupart des poursuites-bâillons. Tant qu'on n'aura pas effectué un recadrage assurant un véritable espace de liberté de critique, les bricolages procéduraux tels que proposés par le groupe d'experts ne feront que compliquer encore plus les dédales judiciaires.
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Pierre Trudel, Titulaire de la chaire L. R. Wilson sur le droit des technologies de l'information et du commerce électronique, faculté de droit, Université de Montréal

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Titulaire de la chaire L. R. Wilson sur le droit des technologies de l'information et du commerce électronique, faculté de droit, Université de Montréal

Professeur de droit de l'information au Centre de recherche en droit public de la faculté de droit de l'Université de Montréal





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