Essais québécois

Les jeux de l'amour et du hasard en Nouvelle-France

17. Actualité archives 2007

Dans ses Mémoires d'un autre siècle, Marcel Trudel a bellement résumé le sentiment de celui qui explore une époque ancienne: «Devant cette Nouvelle-France du XVIIe siècle, je suis comme un spectateur qu'un mur sépare de la scène. [...] J'entends des voix, mais les mots n'ont pas de suite. Je voudrais poser des questions, mais ils ne m'entendent pas, ils ne savent même pas que je suis là, à tenter de faire leur connaissance. Et je prétendrais connaître cette société?» L'humilité, dans cette entreprise, est donc un devoir.
L'historien André Lachance le sait, lui qui se penche, dans Séduction, amour et mariages en Nouvelle-France, sur les «relations intimes» de nos ancêtres, sur «leur façon d'aimer et d'être aimés». Spécialiste de cette période, Lachance pratique une histoire de type social qui néglige la narration des grands événements pour mieux s'attacher à «découvrir comment ont vécu ceux et celles qui nous ont précédés et [à] connaître leurs pensées, leurs attitudes, leurs comportements». L'histoire qui l'intéresse, écrit-il, est celle qui «a cessé d'être seulement un répertoire de faits pour devenir une enquête sur l'Homme du passé». Certains de ses ouvrages précédents, notamment Vivre, aimer et mourir en Nouvelle-France et Vivre à la ville en Nouvelle-France, montraient tout l'intérêt d'une telle approche.
La tâche, cette fois-ci, est d'autant plus difficile que, comme le remarque l'historien, «il est rarement question des sentiments dans les documents». C'est en effet à partir des archives judiciaires de l'époque que Lachance entend reconstituer «la dynamique affective» de nos ancêtres. Elles sont bien sûr, à cet égard, limitées, mais elles ont le mérite de raconter des histoires, fussent-elles d'échec, et de nous dire «avec plus ou moins de détails entre qui se sont établies des relations intimes, dans quelles circonstances et ce qui en a résulté».
Lachance évoque d'abord le contexte social. Il rappelle que, avant 1760, 33 000 immigrants sont venus dans la vallée du Saint-Laurent; 14 000 d'entre eux sont restés et 10 000 se sont mariés. Il mentionne l'audace de ces pionniers qui devaient supporter la dangereuse traversée de l'Atlantique et s'adapter à un nouvel environnement (grands espaces, maringouins, «spleen hivernal», déplacements en raquettes, etc.).
Dans ce nouveau monde, toutefois, la séduction, qui «est une constante du comportement humain», ne disparaissait pas. «Séduire», à l'époque, a un sens surtout négatif et signifie «tromper l'autre». Les atouts utilisés ne surprennent pas. Chez la femme, la beauté importe et elle se caractérise par des rondeurs, la peau blanche, les cheveux longs, les lèvres rouges et les sourcils noirs. L'homme, lui, utilise de belles paroles et offre de petits cadeaux.
Parfois, cette entreprise se conclut par un mariage, mais c'est loin d'être toujours le cas et, alors, un double standard s'applique: la femme célibataire séduite risque le «fatal embonpoint», avec le déshonneur et la pauvreté qui s'ensuivent, pendant que le séducteur, lui, est rarement condamné, sauf à entretenir le fruit de son aventure en cas de procès perdu.
À l'heure du mariage, en Nouvelle-France, les parents ont leur mot à dire, nous apprend Lachance, «car l'union des deux jeunes gens liait deux familles». Chez les gens du commun, l'amour triomphe tout de même parfois, mais il n'est pas toujours la priorité. Il est fréquent, d'ailleurs, que la passion ne résiste pas à cette étape. Les durs labeurs et les grossesses multiples atténuent l'ardeur amoureuse, et l'Église fait le reste en conseillant fortement une centaine de jours par année d'abstinence sexuelle et une morale du devoir: «Les rapports entre les époux devaient être modérés, contrôlés et exécutés en vue de la procréation. La position recommandée était celle où le mari se trouvait au-dessus de la femme; celle-ci devait rester couchée sur le dos sans trop bouger, tandis que l'époux implantait sa semence.» Le double standard qui s'appliquait aux jeux de la séduction n'épargne pas non plus les femmes mariées, qui deviennent parfois les esclaves de leurs maris dont elles doivent, de plus, supporter les adultères.
Rempli d'anecdotes éloquentes, tirées des archives judiciaires de la Nouvelle-France, illustrant les dérapages des jeux de l'amour et du hasard dans la colonie, le bel essai d'André Lachance ne fait pas tomber le mur qui nous sépare de cette scène ancienne, mais, en nous faisant regarder par le trou de la serrure, il instruit et divertit.
Un âge d'or de la condition féminine ?
Le double standard évoqué par Lachance ne dirait toutefois pas tout sur les femmes de l'époque. Certains historiens, en effet, proposent une interprétation selon laquelle la Nouvelle-France aurait constitué, à certains égards, «un âge d'or de la condition féminine» en conférant aux femmes un champ d'action élargi.
Dans une monographie intitulée Vie et mort du couple en Nouvelle-France, l'historienne féministe Josette Brun réfute cette thèse. En étudiant «l'expérience féminine et masculine de la vie conjugale et du veuvage au moyen de l'analyse du discours des autorités coloniales et d'une biographie collective des familles», elle montre que le contexte du Nouveau Monde «ne favorise [...] pas une distribution plus "libre" des rôles et du pouvoir dans le couple à Québec et à Louisbourg».
Ici comme dans la France de l'Ancien Régime, l'homme dirige le couple et la famille, la femme est frappée d'incapacité juridique et la division sexuelle du travail est rigide. Plus affligées que les hommes par «l'image négative associée à la vieillesse», les veuves de plus de 40 ans ont plus de difficultés à se remarier et subissent plus directement le contrôle social des autorités, même si leur «nature féminine» leur attire la compassion. Dans ces conditions, l'hypothèse d'un âge d'or de la condition féminine en Nouvelle-France ne tient pas.
Ouvrage très spécialisé issu d'une thèse de doctorat, Vie et mort du couple en Nouvelle-France n'est pas une lecture de plaisance et s'adresse essentiellement aux experts.
louiscornellier@ipcommunications.ca
***
Séduction, amour et mariages en Nouvelle-France
André Lachance

Libre Expression

Montréal, 2007, 192 pages
Vie et mort du couple en Nouvelle-France

Québec et Louisbourg au XVIIIe siècle
Josette Brun

McGill-Queen's University Press

Montréal et Kingston, 2006, 188 pages


Laissez un commentaire



Aucun commentaire trouvé

-->