Les fabuleux secrets de Rio Tinto Alcan

La multinationale jouit d'avantages incomparables mais veut diminuer ses coûts grâce à la sous-traitance

Rio Tinto - la culture du secret...





Robert Dutrisac - Rio Tinto Alcan a reçu un appui tout à fait exceptionnel dans le bras de fer qui l'oppose à ses 780 travailleurs en lock-out depuis le 30 décembre dernier. Clément Gignac a brisé la règle qui veut qu'un ministre ne nuise pas à l'équilibre des forces lors d'un conflit de travail. Sa passion pour la sous-traitance — la sous-traitance est au cœur du litige — l'a emporté. Une semaine plus tôt, à Jonquière, Jean Charest s'était pourtant posé en conciliateur devant les syndiqués.
Jeudi de la semaine dernière, Jean Charest était de passage au Saguenay-Lac-Saint-Jean pour faire la promotion de son Plan Nord en participant à une de ces foires commerciales appelées Cap Nord. Mais la veille en soirée, le premier ministre rencontrait les représentants du Syndicat des travailleurs de l'usine d'Alma. Il a voulu les rassurer. «Comme père de famille, je veux que les travailleurs soient au travail et qu'ils soient bien payés. Je veux des conditions de travail qui soient bonnes, a déclaré Jean Charest. Alors, allons trouver ce qui ne va pas. Il me semble anormal que les deux parties ne soient pas à la table en ce moment.»
Le premier ministre s'était engagé auprès des travailleurs à rencontrer la chef de la direction de Rio Tinto Alcan (RTA), Jacinthe Côté. C'est ce qu'il devait faire hier après-midi à Montréal, a confirmé son cabinet. Discutera-t-il des moyens à prendre pour forcer les syndiqués à accepter davantage de sous-traitance dans l'usine, comme le souhaiterait le ministre des Ressources naturelles et de la Faune, Clément Gignac? Ou voudra-t-il convaincre la multinationale, qui jouit de privilèges faramineux pour son approvisionnement en énergie par rapport à ses concurrents, de laisser aux travailleurs une petite part de ces centaines de millions qu'elle encaisse année après année? Assiste-t-on plutôt au coup du «bad cop-good cop» où Jean Charest serait le bon et Clément Gignac le méchant? Le moins qu'on puisse dire, c'est que le gouvernement Charest a soufflé le chaud et le froid.
Déjà que les syndiqués doutent de la parole du premier ministre. «Lorsque nous avons conclu ces ententes [avec RTA], ce n'était pas dans la perspective d'une grève ou d'un lock-out. Ça n'a jamais été "anticipé" comme ça», a-t-il déclaré à Jonquière. Or, manque de pot pour Jean Charest: dans l'entente secrète de décembre 2006 liant Alcan, puis RTA, le gouvernement et Hydro-Québec, entente dévoilée par Le Devoir cette semaine, il est nommément question de grève et de lock-out. Ce sont même des éventualités qui permettent à RTA, sur simple avis, de se dégager de ses obligations envers l'État. Heureusement pour le gouvernement Charest, RTA ne voit pas d'avantages à invoquer cette clause.
Après avoir acheté Alcan pour 37 milliards en 2007, la multinationale australienne Rio Tinto a mis la main sur des privilèges dont aucun autre producteur d'aluminium au pays ne jouit: la propriété du lit d'un cours d'eau, la rivière Saguenay sur 30 km, du lac Saint-Jean à Jonquière, où trois barrages turbinent à son profit. Cette propriété avait échappé à la nationalisation de l'électricité au début des années 60 en raison de la dizaine de milliers d'emplois industriels qu'offrait Alcan à l'époque.
Ce n'est pas tout: RTA bénéfice d'un bail aux conditions très avantageuses pour la location des forces hydrauliques de la rivière Péribonka où sont érigés trois autres de ses barrages.
En vertu de l'entente secrète, le bail de la Péribonka, signé en 1984, a été renouvelé de 2034 à 2058 aux mêmes conditions qu'à l'origine; seule une clause d'indexation s'applique.
Selon l'analyste indépendant du secteur de l'énergie Jean-François Blain, ce bail ainsi que la propriété de la rivière Saguenay fournissent à RTA un avantage de l'ordre de 700 millions par an sur des concurrents qui paient le tarif L de grande puissance, soit 4,5 ¢. C'est ce tarif que paie l'aluminerie Alouette, par exemple.
Branchée aux barrages de la rivière Saguenay, l'usine d'Alma est la plus rentable des alumineries du groupe Rio Tinto Alcan. Selon les données colligées par le Syndicat des Métallos (FTQ) à partir des rapports financiers de la multinationale, l'usine d'Alma dégage un bénéfice brut d'exploitation (EBITDA) de l'ordre de 24 %, un résultat fort honorable. Mais insuffisant pour le conglomérat, dont certaines autres activités sont beaucoup plus lucratives, notamment l'exploitation du minerai de fer, qui affiche des marges de 40 %. Selon le représentant syndical, Dominic Lemieux, Jacinthe Côté et Étienne Jacques, le chef des opérations de Rio Tinto Alcan Métal primaire, Amérique du Nord, se sont engagés envers le siège social à atteindre cet objectif de rentabilité. On sait aussi que, quatre ans après l'acquisition d'Alcan, RTA regrette d'avoir payé si cher.
La sous-traitance est le seul enjeu qui a justifié le lock-out. Pas celle dont a fait l'éloge Clément Gignac, qui a cité l'exemple de l'aéronautique: Héroux-Devtek, qui fabrique des trains d'atterrissage pour Bombardier. Mais plutôt ces travailleurs, embauchés par des sous-traitants, qui, au sein même de l'usine, font les mêmes tâches que les syndiqués. À la moitié du salaire. Le syndicat ne se bat même pas pour les travailleurs de l'usine actuels: la grande majorité d'entre eux jouissent de la sécurité d'emploi. Mais pour les nouveaux venus, qui seront soumis à une forme de clause «orphelin», interdite par la loi mais rendue possible par la sous-traitance. À l'heure actuelle, un peu plus de 10 % des travailleurs de l'usine proviennent de sous-traitants: la direction de l'usine veut porter cette proportion à 27 %, selon le syndicat.
Dans un dépliant que l'entreprise a distribué dans les 100 000 foyers de la région, RTA explique qu'elle veut simplement faire ce qu'elle fait dans ses autres usines et ce qui se fait chez ses concurrents. C'est vrai, les travailleurs des autres usines de RTA, pour garder ouvertes des installations vétustes et ainsi sauver leurs emplois, ont fait des compromis. Dans les trois alumineries concurrentes, dont Alouette, les travailleurs ne sont pas syndiqués; la sous-traitance y est plus répandue. Étant donné les avantages dont jouit l'usine d'Alma, sa performance (l'usine a été inaugurée il y a dix ans) et sa rentabilité, ses travailleurs n'ont pas à renoncer à leurs salaires élevés, la région non plus, a fait valoir Dominic Lemieux. «Ce ne sont pas des sous-traitants, ce sont des sous-traités», a-t-il avancé. La logique capitaliste veut plutôt qu'on presse le citron pour en extirper tout le jus.
On ne sait si c'est le point de vue de l'économiste Clément Gignac qui prévaudra au gouvernement. Mais au moins la position du ministre concorde avec les gestes posés par le gouvernement Charest. N'oublions pas que c'est ce même gouvernement qui a modifié en 2004 l'article 45 du Code du travail. Et c'est grâce à cet amendement que travailleurs syndiqués et travailleurs de sous-traitants se croisent déjà à l'usine d'Alma de RTA. Avec des quarts de travail différents pour éviter les frictions.


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