Sous la conduite de Bertrand Renouvin, Jacques Sapir et Bernard Bourdin ont échangé sur les fondements de la souveraineté nationale et en particulier son assise religieuse. Diane de Bourguesdon présente ce livre instructif, qui confronte un économiste à un théologien.
Diane de Bourguesdon est consultante et ex-candidate PCD aux législatives 2017. Elle présente ici un livre paru aux éditions du Cerf en 2017 : Souveraineté, nation et religion : dilemme ou réconciliation ? de Bernard Bourdin et Jacques Sapir, avec Bertrand Renouvin. |
Appréhender la question de la nation et de la souveraineté dans un vieux pays comme la France ne peut être effectué avec pertinence qu’en se référant à notre riche héritage institutionnel et politique puisant sa source à l’époque antique. C’est à cette passionnante plongée dans notre histoire plurimillénaire que nous convient l’économiste Jacques Sapir et le philosophe et théologien Bernard Bourdin, dans ce livre qui retranscrit leurs entretiens sous la conduite de Bertrand Renouvin.
Dans une nation sécularisée comme le sont aujourd’hui les États modernes, l’évocation de la dimension religieuse paraîtrait presque dérisoire pour analyser le fait du pouvoir étatique. Pourtant, jusqu’à la Révolution française, c’est le pouvoir divin et lui seul qui conférait sa légitimité au pouvoir temporel, qu’il soit transmis au roi par la médiation de l’Église ou qu’il soit plus tard reçu directement de Dieu. C’est aussi en réaction aux sanglantes guerres de religion et pour y mettre un terme que des juristes comme Jean Bodin ont été amenés à concevoir les théories de la souveraineté. Or les institutions dont nous sommes aujourd’hui les héritiers sont précisément les fruits de cette histoire dense et complexe, et comprendre comment et pourquoi elles ont été forgées nous permet de nous les approprier, de les apprécier avec justesse et de les adapter à l’époque contemporaine. Il est difficile en effet de comprendre la spécificité de la laïcité à la française sans en connaître ses prémisses dans la monarchie absolue du XVIe siècle. Férus de culture humaniste, les deux universitaires convoquent tour à tour histoire, droit, étymologie, philosophie et théologie, pour offrir au lecteur un éclairage original et enrichissant sur les liens étroits qui existent en Occident entre la souveraineté, la nation et la religion. Tout au long de ce dialogue érudit qui nous fait parcourir l’Europe depuis les côtes atlantiques jusqu’à ses confins orientaux, on prend peu à peu conscience de l’importance de la notion de territoire, sans laquelle celle de nation et plus encore celle de souveraineté se trouvent absolument dénuées de sens. C’est ce qu’exprime Bernard Bourdin lorsqu’il soutient « qu’une forme politique a un rapport au temps, mais aussi à l’espace, les deux étant étroitement liés. La nation est un ordre spatial qui est […] nécessaire, parce qu’il est à taille humaine et enclin à un ordre de paix ».
Jusqu’à la Révolution française, c’est le pouvoir divin
et lui seul qui conférait sa légitimité au pouvoir temporel.
Bertrand Renouvin amorce à dessein le débat sur la question centrale du rapport à la transcendance, qui jalonne l’ouvrage et qui est celle qui cristallise sans doute le mieux l’écart de pensée qui sépare le croyant Bourdin de l’incroyant Sapir. Loin de l’écarter sans nuance, ce dernier reconnaît volontiers l’importance de la référence à une transcendance religieuse pour asseoir la stabilité du pouvoir. Elle est non seulement tolérée mais même jugée indispensable, au titre des éléments qui viennent renforcer utilement le socle institutionnel et fonctionnel de ce qu’il nomme « l’ordre démocratique ». Mais pour lui le recours à une transcendance relève de l’accessoire, la transcendance étant conçue comme un instrument de légitimation et de pérennisation du pouvoir. Sapir se reconnaît volontiers dans les « incroyants qui estiment […] que cette question de transcendance renvoie à des raccourcis qui ont été nécessaires à un moment donné de l’histoire de l’humanité. […] le besoin de trouver des raccourcis peut impliquer, dans certaines situations, le détour par une explication qui soit de l’ordre du religieux. » Alors que pour le dominicain Bernard Bourdin, la transcendance est bien plus qu’un moyen au service du pouvoir, puisqu’elle se situe à la source même du pouvoir politique : « la naissance des dieux [à l’époque mésopotamienne] favorise l’avènement du politique et de l’État. À partir de ce moment-là, le politique apparaît dans une première forme d’existence propre […] qui est celle d’un pouvoir souverain, transcendant. […] La souveraineté, dans le cadre politico-religieux que je décris, procède « du haut » ».
Ce fossé conceptuel pourtant considérable n’empêche pas les deux intellectuels de se retrouver très largement sur la manière d’envisager les sociétés et les nations. Il apparaît qu’ils partagent un même paradigme intellectuel, ou plus exactement qu’ils ne se retrouvent aucunement dans celui qui semble s’être généralisé aujourd’hui dans toute une partie du monde occidental. Ce dernier paradigme est celui d’un matérialisme extrême, qui lui, contrairement à la position contrastée de Jacques Sapir, ne reconnaît aucune transcendance. Bien plus encore, ce matérialisme rejette en bloc les notions d’État, de souveraineté, de nation, et partant de culture, d’histoire et de territoire. L’économiste y décèle « une continuité de projet dans l’abandon et la déliquescence de la souveraineté et dans l’abandon et la déliquescence de l’enseignement de l’histoire : on cherche à produire un individu sans racines et sans passé, d’autant plus malléable qu’il n’aura plus les moyens de se référer à cette communauté politique à laquelle il appartenait ». On n’hésitera pas à y associer une franche hostilité au patriarcat et à la famille traditionnelle.
Ultralibéralisme et marxisme se rejoignent
dans l’abandon radical et définitif de
toute superstructure, parallèlement à un mépris
de la dimension territoriale des nations.
Cette pensée politique actuellement hégémonique en Europe de l’Ouest (et au Canada), juge ces notions comme dépassables et dépassées, inaptes si ce n’est préjudiciables au maintien du corps social et surtout au bonheur des individus, devenu l’horizon indépassable de toute société. Il est manifeste que ce paradigme correspond en tout point à celui de la pensée libérale-libertaire, qui pose l’individu comme maître absolu et la liberté individuelle comme seule valeur à respecter. Cette version extrême du libéralisme voit la nation, l’État, le patriarcat, la transcendance, comme autant d’obstacles au plein épanouissement de l’individu et à la paix dans le monde. Mais plus intéressant est de noter qu’en cela cette pensée est rejointe par la forme la plus révolutionnaire du marxisme, cette frange extrême qui appelle à l’avènement de la société parfaite sans État, sans frontières, sans hiérarchies y compris familiales. Que ce soit dans l’abondance (libéralisme) ou au contraire l’austérité (marxisme), les deux modèles convergent in fine vers une forme de positivisme qui réduit l’homme à sa dimension d’animal économique et la société à une simple organisation contractuelle entre individus.
Ultralibéralisme et marxisme se rejoignent ainsi dans un projet millénariste aujourd’hui à l’œuvre, caractérisé par l’abandon radical et définitif de toute superstructure, parallèlement à un mépris de la dimension territoriale des nations. Bernard Bourdin et Jacques Sapir s’inscrivent en faux contre ce qui peut être à raison considéré comme une utopie. Ils accordent, à l’opposé du paradigme européen contemporain, une importance majeure à la nation, à l’État, à la souveraineté et donc au territoire, et à la confédération du peuple autour d’un bien commun. Comme le dit Bernard Bourdin, « l’individualisme consumériste, le multiculturalisme […] sont autant de défis qui réactualisent la nation unifiée par un État souverain ». Aux exacts antipodes du millénarisme utopique, qui présente lui aussi sa propre logique interne, le lecteur prend conscience que les notions de nation, d’État, de culture, de territoire, et de transcendance, qu’elle soit religieuse ou non, se conjuguent assez spontanément pour former eux aussi un ensemble harmonieux et cohérent, ensemble dans lequel les deux intellectuels se reconnaissent aisément. Ainsi entre l’économiste et le philosophe la question de la croyance s’efface spontanément derrière celle de ce qui fonde l’unité d’un peuple et d’une nation. Il n’existe donc pas aujourd’hui d’opposition fondamentale qui résiderait dans la détention ou non de la foi, mais plutôt dans une conception de l’homme et de la société, entre ceux qui en ont une vision purement positiviste, et ceux qui leur reconnaissent une part immatérielle fondamentale. Et rien ne l’illustre mieux que la citation d’Aragon choisie par Jacques Sapir pour conclure la discussion :
« Celui qui croyait au ciel celui qui n’y croyait pas,
Quand les blés sont sous la grêle, fou qui fait le délicat,
Fou qui songe à ses querelles au cœur du commun combat ».