Le cas du Québec et le pouvoir des aristos

Les démocraties sont-elles antidémocratiques?

Chronique de José Fontaine

L’ouvrage de Bernard Principes du gouvernement représentatif, publié à Paris chez Calmann-Lévy en 1995, est à lui seul une révolution. Il montre que pour Aristote comme d’ailleurs tous les penseurs politiques français avant la Révolution française et bien d’autres encore, les élections étaient considérées non pas comme une procédure démocratique, mais comme caractéristique des régimes aristocratiques.

Les élections sont antidémocratiques

Ce n’est pas sur la question de la représentativité des parlementaires élus que porte cette critique, mais sur la procédure. Dans un débat récent à Bruxelles entre le Français (tous deux partisans de changements dans la démocratie dans le sens des penseurs politiques), le premier insistait sur le fait évident que l’élection est un choix qui fait des élus une élite (« élus » et élites » ont le même radical et une signification fort proche), des êtres à part, du fait même de l’élection qui leur confère un grand pouvoir (mais il y a, en Europe du moins, une progressive disqualification de ces élites), les rendant par cela corruptibles, du fait même du pouvoir qu'elles volent à ceux qui les élisent pense Chouard.

Il me semble que c’est Churchill qui disait que la « démocratie » (en réalité l’élection, mais on la confond à tort avec la démocratie), est la meilleure façon de désigner les élites dans la mesure où ici elles le sont avec le consentement du reste de la société, ce qui a plus de légitimité que l’hérédité dans l’aristocratie classique mise en cause par les Révolutions française et américaine. Mais garde à la société sa structure hiérarchisée. Et sans doute aussi sa rigidité.

David Van Reybrouck pense même dans son livre Contre les élections [[Actes Sud, Paris, 2014. Le livre est distribué au Québec et il a le format d’un livre de poche.]], que ces fameuses révolutions n’ont fait que substituer ces élites élues aux élites héréditaires [[Il y a d’autres courants plus proches de la démocratie conçue comme l’exercice du pouvoir par le peuple avec Robespierre, les Sections de la Commune de Paris, l’usage du référendum etc.]]. Même si, ensuite, le suffrage réservé d’abord à une partie minoritaire de la population (riches, diplômés, hommes), est devenu universel.

Même si ensuite la démocratie telle que nous la concevons a introduit d’autres instances comme les syndicats, l’ensemble de la vie associative, la presse et que l’on nomme la « société civile », instance importante, mais en déclin comme on le sait en raison de ce que l’on appelle parfois la « désaffiliation » qui frappe les syndicats, les églises etc.

Démocratie représentative et médias actuels—commerciaux

Autant Chouard que Van Reybrouck mettent l’accent sur la complicité en Europe entre la conception aristocratique et donc hiérarchique de nos démocraties et des médias qui sont devenus des médias commerciaux (quand Habermas écrit son fameux ouvrage L’Espace public il y avait encore une presse d’opinion et les télés publiques étaient encore majoritaires et sans réclames). Médias et démocratie représentative partagent une même vision du monde où il semble normal que les choses aillent d’en-haut à en-bas.

Les essais de démocratie participative avec tirage au sort —nombreux, concrets, pratiques convaincants [[David Van Rey Brouck en donne une multitude d’exemples en Europe mais aussi en Chine et au Canada, en Colombie Britannique, en Ontario etc.]] — sont peu prisés des médias commerciaux qui privilégient ce qu’Henri Mordant (un très grand journaliste de la RTBF, chaîne publique wallonne et francophone), appelait dès la fin des années 70 la tentation de faire « clic » (facilité), « boum » (sensation) et « humain » (émotion), toutes choses étrangères à la délibération, la réflexion, liées à ces instincts auxquels le marketing commercial fait constamment appel, marketing auquel se confondent de plus en plus tant le fonctionnement des médias commerciaux que des institutions démocratiques, pas seulement dans leur rapport au « public », qui n’est plus le Public de la Publicité habermassienne (« Publicité sauvegarde du peuple » lit-on au fronton d’un Hôtel de ville wallon, contemporain de la naissance de cette aspiration, fin du 18e ), mais le public de la publicité, qu’on devrait plutôt appeler « réclame », un public considéré au fond comme non-humain.

Le seul vestige du tirage au sort (mais important), c’est la manière de désigner les jurys populaires devant les cours de Justice. Rousseau, bien plus réaliste qu’on ne l’imagine écrivait dans Du Contrat social : « Quand le choix et le sort se trouvent mêlés, le premier doit remplir les places qui demandent des talents propres, telles que les emplois militaires ; l’autre convient à celles où suffisent le bon sens, la justice l’intégrité… » [[Cité par Van Reybrouck, p. 94.]].

C’est en réalité une allusion à la démocratie athénienne où certaines charges étaient quand même confiées par élection, comme dans le domaine financier et militaire en 1871 : «En haine de ceux qui ont livré ma patrie, en haine du vieil ordre social, je suis venu me ranger sous le drapeau des ouvriers de Paris.» Mais il ne voulait pas que l’armée du peuple soit dirigée démocratiquement, pour les mêmes raisons que la démocratie athénienne se limitait aussi dans certains cas.]].

Cependant, à Athènes, tout finalement devait être décidé, ratifié par l’assemblée du peuple, il y avait au fond une nette distinction entre pouvoir exécutif et législatif. Aristote (qui n'était pas lui-même démocrate), était frappé par le fait que tout le monde à Athènes pouvait être successivement gouvernant et gouverné. Dans ce type de démocratie (encore que pour de nombreux penseurs, ce n’est pas un type de démocratie, c’est « la » démocratie), les responsabilités politiques ne sont pas confiées à des personnes qui s’en emparent (avec les privilèges qui leur sont liés et souvent pour des décennies), mais à des citoyens renouvelés rapidement (pour qui c’est une vraie charge et qui sont plus difficiles à corrompre vu notamment le fait qu'ils ne restent pas longtemps à leur poste), qui doivent lorsqu’ils sortent de charge après une, deux ou trois années, rendre des comptes.

Ce qui faisait écrire à Rousseau ces mots étonnants mais justes : « Dans toute véritable démocratie, la magistrature n’est pas un avantage, mais une charge onéreuse qu’on ne peut justement imposer à un particulier plutôt qu’à un autre. La loi seule peut imposer cette charge à celui sur qui le sort tombera. » [[Ibidem, p. 94.]]. Van Reybrouck imagine ainsi surtout, plus que des membres de gouvernements, des assemblées élues au sort avec la même représentativité que les sondages, mais qui ne seraient plus des « agrégats d’avis statiques privés », comme le note Jean-Marc Ferry, mais des groupes délibérant avec des experts, d’autres citoyens, parfois des citoyens désireux de participer à ces débats (s’auto-désignant mais dont l'ensemble serait soumis lui-même à un tirage au sort, en éliminant la plus grande partie).

La différence avec les professionnels de la politique, serait que ces citoyens (rémunérés à la hauteur des parlementaires actuels), du fait même de la manière dont ils seraient désignés (pour un temps relativement court, sans le pouvoir exorbitant que donne l’élection, avec obligation de rendre des comptes une fois le mandat venu à échéance etc.), agiraient dans l’intérêt général citoyen, dont nulle élection ne les séparerait.

Il pourrait y avoir, par exemple, deux chambres : l'une de gens élus, l'autre de gens tirés au sort. En tout cas la Constitution ne pourrait être rédigée que par des gens tirés au sort, pour un mandat court, dans la mesure où dans cette situation, ils ne sont pas amenés à rédiger des règles qui leur permettent de rester longtemps en poste. Dans la démocratie représentative, au cas où une règle imposerait la limitation dans le temps des fonctions parlementaires, elle peut être facilement supprimée par les élus qui deviennent ainsi juges et partie dans la détermination de leur sort

Différence entre Chouard et Van Reybrouck

On le sait, Chouard s’est fait connaître par son intervention comme simple citoyen blogueur lors du référendum français sur le traité constitutionnel européen en 2005. La question de savoir s’il l’a fait pencher du côté du NON reste controversée. Sa démarche lui a valu l’accès aux grands médias français (à 95% du côté du OUI à l'Union européenne au départ). Cela par pure logique commerciale : à partir du moment où ces médias français prirent conscience qu’ils étaient en porte-à-faux complet avec leur public, ils changèrent leur manière de procéder. Mais Chouard n'a jusqu'ici pas profité de sa célébrité.

Ce que Chouard met bien plus en avant que Van Reybroeck, c’est une analyse économique et sociale. Les élites politiques en Europe sont en réalité selon lui au service des intérêts des grandes banques, des multinationales («ploutocratie» [[= gouvernement des plus riches]]). Comme Français mais sans chauvinisme, il est très attaché à la souveraineté nationale et considère l’Union européenne de dimension trop vaste (500 millions d’habitants), pour que l’on puisse songer à y instiller des pratiques démocratiques révolutionnaires.

J’ajoute (en partie avec lui), plusieurs choses : l’affaiblissement des Etats-nations en Europe n’est plus commandée par l’idéal de paix des années 50 et 60 (et dans ces années-là, ils gardaient leur indépendance tout en coopérant étroitement), mais par l’intérêt qu’ont les partisans du néolibéralisme des banques, du grand patronat, à se libérer des contraintes démocratiques. Même simplement celles de la démocratie représentative : comme je le répète dans ces chroniques—je dois le redire, car ce qui est énorme passe souvent inaperçu et ici, du fait même des mythes de la démocratie représentative—, tous les Parlements de la zone euro ont voté le traité d’austérité qui les oblige à soumettre le vote de leur budget à des fonctionnaires UE (non élus —et non tirés au sort !), qui se substitueront à eux pour ce qui est de la décision finale.

Van Reybrouck est plus réticent que Chouard à la pratique du référendum (qui a d’ailleurs révélé Chouard sans lui assurer aucune position privilégiée). J’ai été étonné que les référendums français et hollandais de 2005 (qu’on peut critiquer tant qu’on veut, mais qui sont une des possibilités de la démocratie directe ou délibérative— de la démocratie), annulés par des décisions parlementaires ultérieures, ne retiennent pas l’attention de David Van Reybroeck. Il y a là pourtant une violation nette et claire de la démocratie par des instances comme les Parlements qui, par ailleurs—la succession de mauvais coups contre les libertés en Europe jettent l’effroi—sont de plus en plus des chambres d’applaudissement que des chambres de délibération, compte tenu du fait qu’ils ont accepté de perdre leur prérogative essentielle, le contrôle des budgets (au nom du principe pourtant clair no taxation without representation). Un autre soupçon m’est venu à l'esprit à la lecture de Van Reybrouck qui concerne la Wallonie mais qui va bien au-delà.

La démocratie de Chouard et Van Reybrouck, la Wallonie, l’UE, le Québec

Une critique de fond à Van Reybrouck tient dans cette question : dans quels espaces de délibération doit s’exercer la démocratie qu’il veut mettre en place et dont il considère à mon sens à juste titre qu’elle est vraiment la démocratie ? Il cite des expériences menées dans des villes, des Etats-nations, de tailles diverses, de grands Etats-Nations voire l’Union européenne , parfois des Etats fédérés.

Or, il a procédé en 2011 —en Belgique, pourtant Etat fédéral— à une expérience de démocratie citoyenne : 32 citoyens (tirés au sort) réunis à Bruxelles, mais délibérant pour tout le pays et rien qu'à ce niveau. Ces discussions étant (Habermas), un « agir rationnel en vue de l’entente », elles sont allées dans le sens de l’unité belge, certes une manière de s’entendre, mais qui n’est pas la seule. Mais c’est la seule qui ait émergé dans des proposition faites par les citoyens flamands (18 sur les 32 choisis dans l'expérience : ce qui est peut-être une grave erreur, un Etat fédéral devant introduire une certaine parité entre Etats fédérés comme au Sénat américain), préoccupés de bilinguisme, car les Flamands voient les choses de ce point de vue (linguistique), alors que l’on peut faire valoir que cette question linguistique a été le bais par lequel la domination flamande s’est imposée peu à peu à une Wallonie minoritaire depuis toujours dans cet Etat.

La question de savoir dans quels espaces de délibération doit s’exercer la démocratie délibérative à mettre en place, mérite d’être posée. Dans le Royaume Uni faut-il se contenter de la faire dans l’UK ou aussi (d’abord ?), en Ecosse? Idem pour la Catalogne et l’Espagne. Une délibération démocratique ne devrait-elle pas être initiée sur l’existence elle-même de l’Union européenne, et non dans son cadre, comme s’il ne pouvait qu’être ratifié ? La placer dans son cadre, c’est d’emblée le légitimer alors que l’UE telle qu’elle fonctionne a été désapprouvée par les peuples français et néerlandais. Et que l'on peut estimer qu'elle est rejetée dans son fonctionnement actuel par les citoyens qui n'ont aucun moyen de la faire changer. Les élections européennes sont obscures au plus grand nombre. Une communauté démocratique n'existe pas de fait entre les pays d'Europe et ce n'est pas le fait d'élire un Parlement qui la créera. Ce parlement a été imposé d'en-haut.

Certes, on pourrait dire de bien des espaces publics nationaux existants qu’ils n’ont jamais été approuvés démocratiquement —au départ. On les considère cependant tous comme démocratiquement légitimes ! alors qu’ils existent, non pas hors de toute procédure démocratique, mais indépendamment de toute procédure formelle de ce genre en leur point de départ en tout cas.

Ces espaces se sont imposés de fait, mais non pas de manière délibérative. Le seul pays dont on exige, pour qu’il existe, une vraie et complète délibération, c’est le Québec. Cette question me révolte d’autant plus que même si, en Wallonie, il y a une évolution rapide vers plus d’autonomie, elle n’est pas jugée légitime par une grande part de l’opinion.

Ce qui revient d’une certaine façon au même qu’à ce qui se passe au Québec où l’existence d’un fort courant national qui, j’en suis sûr, emporterait un large consensus et une adhésion largement majoritaire en cas d’indépendance, se trouve empêché d’y parvenir peut-être aussi par la difficulté d’élaborer une large délibération de la société civile (délibération également totalement inexistante en Wallonie où les parlements cadenassés par les présidents de partis sont constitués d'élus d'abord choisi par eux, la population n'ayant plus qu'à ratifier un choix qu'elle ne fait donc pas vraiment).

Dans le cas du Québec ce qui me frappe, c'est la capacité qu'a eue en 1995 l'aristocratie canadienne (appelons-la ainsi conformément à Aristote ou Rousseau), de venir fausser de mille manières la démocratie par des interventions extérieures à la communauté des citoyens du Québec, à l'aide de dépenses illégales, de pressions de tout type, d'actions illégales aussi ou en tout cas suspectes pour dire qui pouvait voter. Le Québec n'a de leçons à recevoir de personne (je veux dire d'aucun Etat-nation existant), dans la mesure où aucun d'entre eux n'aura émergé —si le Québec devient indépendant et je crois qu'il le deviendra—sur la base d'autant de délibération.

C'est-à-dire d'autant de démocratie. La non-indépendance du Québec est une insulte à la liberté, pas seulement la sienne, la liberté tout court.

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José Fontaine355 articles

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Né le 28/6/46 à Jemappes (Borinage, Wallonie). Docteur en philosophie pour une thèse intitulée "Le mal chez Rousseau et Kant" (Université catholique de Louvain, 1975), Professeur de philosophie et de sociologie (dans l'enseignement supérieur social à Namur et Mirwart) et directeur de la revue TOUDI (fondée en 1986), revue annuelle de 1987 à 1995 (huit numéros parus), puis mensuelle de 1997 à 2004, aujourd'hui trimestrielle (en tout 71 numéros parus). A paru aussi de 1992 à 1996 le mensuel République que j'ai également dirigé et qui a finalement fusionné avec TOUDI en 1997.

Esprit et insoumission ne font qu'un, et dès lors, j'essaye de dire avec Marie dans le "Magnificat", qui veut dire " impatience de la liberté": Mon âme magnifie le Seigneur, car il dépose les Puissants de leur trône. J'essaye...





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