Le sort de l’île d’Anticosti, une préfiguration de notre déchéance?

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Anticosti, y repenser à deux fois

J’ai écrit le texte qui suit quelques jours seulement avant que ne survienne la terrible catastrophe ferroviaire de Lac-Mégantic. Il me semble cependant que la réflexion à laquelle il nous invite n’en devient que plus pertinente. Car par-delà cette tragédie particulière qui jette une lumière crue sur les dangers auxquels nous sommes exposés, il y a déjà un bon bout de temps que l’heure est venue d’avoir le courage de remettre en question un modèle de développement économique insoutenable et mortifère.
Il y a à peine deux ans de cela, au mois de juin 2011, le thème de l’épreuve obligatoire de fin d’année du ministère de l’Éducation pour les élèves de la quatrième année du primaire était « Raconte-moi ton île ». Après avoir lu de courts textes présentant plusieurs îles du Québec (Montréal, Anticosti, l’île Verte, l’île Bonaventure, l’île aux Grues, les îles de la Madeleine, l’île d’Orléans, etc.), les élèves devaient répondre à la question suivante : « Qu’est-ce qui rend les îles du Québec uniques ? » Par la suite, les élèves étaient invités à écrire une histoire qui se passait sur une île exceptionnelle.
Dans ma classe, les élèves ont beaucoup apprécié cette épreuve. Ils étaient fort surpris de découvrir la diversité et la quantité d’îles que comportait le Québec. Chez plusieurs d’entre eux, j’ai même senti grandir la fierté de découvrir tout à coup qu’ils habitaient un territoire immensément riche et plein de possibilités qu’ils n’avaient pas encore soupçonnées. La plupart manifestaient une grande envie d’aller, un de ces jours, explorer une ou plusieurs de ces îles québécoises. Et en attendant, le goût d’imaginer une aventure se passant sur une île était au rendez-vous et chacun a eu plaisir à inventer et à écrire son histoire.
C’est un peu dans cet état de bienveillante curiosité, de respect et d’amour du territoire québécois que j’ai suivi l’évolution des dossiers du gaz de schiste dans la vallée du Saint-Laurent et de l’exploration pétrolière en Gaspésie, sur l’île d’Anticosti et dans le golfe du Saint-Laurent. Mais pour l’instant, je ne retiendrai que l’exemple de l’île d’Anticosti parce que le sort que l’on s’apprête à réserver à celle-ci est représentatif de l’ensemble de la situation.
Anticosti est la plus grande île du Québec. Avec une superficie de 7923 km2 - une taille comparable à la Corse - pour une population d’à peine 300 habitants, l’île est considérée comme un paradis sauvage. On peut y voir la chute de la rivière Vauréal, d’une hauteur de 76 mètres, qui se jette dans un grandiose canyon. La rivière Jupiter est renommée à travers le monde pour ses saumons et ses truites de mer. Bref, cette île est un pur joyau de la nature.
Mais toute cette richesse, cette beauté et ces merveilles naturelles innombrables ne pèsent pas lourd en regard de la possibilité d’aller puiser du pétrole dans le sous-sol de cette île. Le prestige démesuré de l’argent et du développement économique, l’appétit sans mesure des compagnies pétrolières et la puissance de leur lobby, la couardise de nos gouvernements et de la majorité de nos décideurs publics, ainsi que l’aveuglement et l’inconscience de la population québécoise n’augurent rien de bon ni de rassurant (selon un sondage publié dans le magazine L’actualité du 1er avril 2013, 71 % des Québécois sont pour la production de pétrole au Québec).
Ainsi, malgré les avertissements et les mises en garde les plus sérieux qui se multiplient de la part des autorités scientifiques en matière de réchauffement climatique et de dégradation de l’environnement, le gouvernement du Parti québécois « entend agir en partenaire des entreprises pétrolières » (« Québec se voit comme partenaire des pétrolières », Le Devoir, 23 mai 2013). Et même si le président de la Banque mondiale, Jim Yong Kim, craint qu’« au rythme où l’activité humaine bouleverse le climat de la planète, la hausse des températures risque de provoquer de graves pénuries alimentaires qui frapperont de plein fouet les plus démunis d’ici à deux ou trois décennies » (« Vers de graves pénuries alimentaires », Le Devoir, 20 juin 2013), notre première ministre, madame Marois, affirme sans ambages : « Nous allons exploiter le pétrole du Québec. » (L’actualité, 1er avril 2013.)
Inconscients et irresponsables, les Québécois rêvent de devenir riches et prospères grâce à l’exploitation des hydrocarbures que contiendrait leur sous-sol. Certains, dont je fais partie, croient plutôt que le temps est venu de remettre radicalement en question notre modèle de développement. Comme l’écrivait Jean Giono, le célèbre auteur de L’homme qui plantait des arbres : « On touche ici à deux façons d’utiliser le monde ; une lui gardait sa magie, l’autre le saigne aux quatre veines. » (Provence, coll. « Folio », 1995.)
Je crois qu’il est de plus en plus urgent d’arrêter cette fuite en avant que constitue l’exploitation à outrance de nos ressources naturelles, car continuer dans cette voie, c’est, à coup sûr, courir à notre perte. Avons-nous perdu la tête ? Les seules vraies richesses sont celles qui permettent à la vie de se poursuivre : l’eau, l’air et la terre. Le reste est affaire d’orgueil et de démesure.
Pourtant avec l’approbation du gouvernement du Québec, des deux principaux partis d’opposition présents à l’Assemblée nationale et d’une majorité de la population québécoise, des compagnies pétrolières s’apprêtent à forer de 12 000 à 15 000 puits de pétrole sur une des dernières îles quasi vierges dans le monde. Que cette folle entreprise constitue un saccage environnemental ne semble préoccuper qu’une infime minorité ; à peine 26 000 personnes ont signé une pétition exigeant un moratoire (« Analyse indépendante - Au moins 12 000 puits de pétrole sur Anticosti »,Le Devoir, 4 juin 2013).
C’est ainsi que nous nous enfonçons toujours dans cette folie prédatrice qui consiste à tirer tout ce que l’on peut de la nature, comme on presse un citron jusqu’à la dernière goutte. Seulement voilà, une fois que le citron aura donné tout son jus, il ne nous restera plus qu’à fermer le couvercle de notre cercueil sur le désert de nos vies.


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