Pierre Bourgault a cinq ans. Derrière la maison familiale, à East Angus, dans les Cantons-de-l'Est, il agite un petit drapeau britannique, l'Union Jack. Comme tout le monde dans cette ville industrielle, il vient d'aller saluer le passage du roi et de la reine d'Angleterre qui, en ce mois de mai 1939, effectuent leur première visite au Canada. Bourgault jugera toujours stupide de croire que sa révolte politique est née directement de telles expériences liées au pays de son enfance. «Il y a des gens qui s'imaginent qu'à cinq ou six ans, on connaît déjà son destin. [...] À cinq ans, moi, je jouais au cow-boy, avec un Union Jack», explique-t-il en entrevue avec Fernand Seguin. Il parlera tout de même de cette expérience jusqu'à sa mort tant elle illustre bien, par son caractère singulier, la situation sociopolitique du Québec où il a grandi.
À 18 ans, Bourgault est jeté à la porte du collège Brébeuf. Nous sommes en 1952. L'année précédente, il avait suivi une formation pour devenir officier dans l'armée. Au sortir du collège, le voilà donc militaire, faute de pouvoir trouver mieux, faute de pouvoir jouer au théâtre, comme il le voudrait.
«Quand j'entends "Canada", écrit Jacques Godbout en 1992, je revois immédiatement Pierre Bourgault sur le terrain d'exercices militaires du camp de Shilo, au Manitoba, il y a 40 ans. En uniforme d'officier canadien, Bourgault se tenait droit sous le soleil, comme nous tous, pendant que le clairon jouait God Save The King, alors l'hymne officiel du pays.»
Un jour, raconte le général Dollard Ménard, un élève officier vient le voir à son bureau. Le jeune militaire se dit furieux d'être victime d'une injustice. «Pierre Bourgault était venu me voir parce qu'il avait parlé français dans le "mess". Le commandant de son école d'artillerie n'aimait pas ça. Il lui avait dit: "Écoutez, ici, on parle anglais."»
Dollard Ménard convoque alors immédiatement le commandant Bailey. Il lui demande de quel droit il empêche un francophone de parler sa langue. «Trouvez-moi, dit Ménard, le règlement qui existe quelque part à cet effet et que vous appliquez!» Évidemment, le commandant ne trouve rien.
Jacques Godbout estime que Bourgault ne voulait rien de moins que transformer l'armée. «Pierre s'était mis dans la tête qu'on pouvait publier un journal en français dans l'ouest du pays. Ce qui était le comble du ridicule, évidemment.» À l'époque, le français dans les Forces armées canadiennes relevait en effet de la plus pure rêverie.
Certains matins, Bourgault prend le peloton dont il a la responsabilité et, plutôt que de lui apprendre à marcher, lui enseigne à danser la samba sur le terrain de parade. Comme on s'en doute bien, la façon de faire de Pierre Bourgault ne plaît pas beaucoup aux militaires, plus habitués à marcher au pas cadencé qu'à valser.
«Je n'ai pas été fou de l'armée, dira plus tard Bourgault. J'ai toujours aimé la parade mais pas l'armée.» Il n'en obtient pas moins, le 23 août 1952, à l'occasion d'«un bal magnifique», un parchemin officiel signé par la jeune reine Elizabeth II. Le document est adressé au «well beloved officer Pierre Bourgault»...
Contre les fusils
Une décennie plus tard, devenu journaliste au supplément couleur de La Presse, Pierre Bourgault affirme désormais son opposition à l'armée. Bourgault évoquera souvent le poète Apollinaire, mort le jour de l'armistice, le 11 novembre 1918, pour dénoncer jusqu'à ces commémorations qui transforment en héros les pauvres victimes du militarisme.
«Il faut combattre, écrit-il, cette exploitation commerciale et intéressée de la grandeur du sacrifice. On peut bien verser une larme fragile sur la tombe du soldat inconnu et faire en son esprit l'éloge du courage et du massacre pour la liberté, le soldat n'en est pas moins mort, bêtement, sans raison. Ce qu'il faut, ça n'est pas discourir sur la grandeur du sacrifice mais plutôt faire comprendre l'absurdité et l'inutilité d'un tel sacrifice.»
Les armes ne l'intéressent pas. «Au lieu de fusils, qu'on nous donne plutôt les moyens de nous épanouir, de vivre noblement, et dans la paix. Qu'on laisse le coquelicot dans son champ et toute autre fleur dans son jardin.» Les gens en uniforme le désespèrent profondément parce qu'ils constituent l'expression parfaite d'un abrutissement intellectuel contre lequel il se battra toute sa vie.
Néanmoins, des suites des deux conflits mondiaux découle une partie des positions politiques qu'il défendra à titre de président du Rassemblement pour l'indépendance nationale, un mouvement lancé en septembre 1960 à l'initiative d'André d'Allemagne et de Marcel Chaput. Une des retombées de la guerre est en effet la formidable montée d'une idée qui veut que les peuples ont partout le droit de disposer d'eux-mêmes.
Au Québec, à partir de la fin des années 50, on appréhende de plus en plus la réalité nationale sous cet angle nouveau. Le concept de décolonisation, présenté dans les oeuvres de penseurs tels Frantz Fanon, Jean-Paul Sartre, Albert Memmi et Jacques Berque, trouve ici preneur. Jacques Berque, ami du poète Gaston Miron, rencontrera d'ailleurs bientôt quelques militants du RIN en France, dont Bourgault.
Son diplôme de l'armée canadienne, Bourgault s'en servira encore dans les années 60, mais cette fois-ci dans une perspective indépendantiste, notamment à l'occasion d'une grande manifestation du RIN sous le pont Jacques-Cartier. Dans un grand geste théâtral, il y déchire alors sa commission d'officier. Son geste a un tel retentissement qu'il recollera le document à deux reprises pour mieux réussir ailleurs ce petit numéro dirigé contre l'armée. À la suite de cette sortie, le premier ministre Diefenbaker finira par l'expulser officiellement hors des rangs de l'armée.
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