Penser le Québec

Le retour attendu de l’utopie

Quand le temps de la crise donne des raisons d’espérer

Penser le Québec - Dominic Desroches

« L'histoire n'est que l'effort désespéré des hommes

pour donner corps aux plus clairvoyants de leurs rêves »

Albert CAMUS

« Aucune carte du monde n'est digne d'un regard

si le pays de l'utopie n'y figure pas »

Oscar WILDE
***
Il me semble que les souverainistes, devant la crise de légitimité
démocratique qui a cours à Ottawa depuis la semaine dernière, devraient
songer à se lancer dans une campagne de construction de petites utopies.
Car quand la situation politique peut donner lieu à un changement rapide de
température, et l’on ne parle pas encore de changements constitutionnels,
il importe de savoir réchauffer l’espoir du peuple en proposant des
utopies. Les électeurs aimeraient bien, vu l’incertitude, pouvoir rêver
d’un « monde meilleur », c’est-à-dire avoir quelques raisons d’espérer.
Dans ce texte, je montrerai pourquoi l’incertitude est le climat propice
pour construire et formuler des utopies. Je montrerai que l’on peut sortir
du marasme par l’idéal et l’appel à l’impossible rationnel. J’expliquerai
pourquoi la propension à fabriquer des utopies réchauffe naturellement le
cœur des adeptes d’une cause. Mais d’abord, je définirai le terme et je
tenterai de voir comment il peut être repris dans la situation actuelle.
Qu’est-ce que l’utopie en politique ?
On s’entend d’ordinaire pour dire que le mot utopie, suivant son
étymologie, désigne d’abord le non-lieu par excellence (u-topos), mais
aussi par suite ce qui n’a pas de réalité physique ou géographique. Depuis
le travail de Thomas More, de Tomasso Campanella et de Francis Bacon,
l’utopie est associée à une sorte de pays imaginaire et parfait où règne un
gouvernement idéal. En fait, l’utopie, qui répond souvent à la censure
politique ou religieuse, correspond à la proposition, à première vue
impossible ou irréalisable, visant à améliorer le sort du monde. Moteur des
changements politiques parce qu’elle s’intéresse plus à ce qui doit être
qu’aux moyens de réaliser le changement, l’utopie doit nous intéresser à
nouveau puisque nous sommes confrontés à la censure et aux limites de notre
démocratie.
Changement climatique et incertitudes : alliance fertile pour la
fabrication des utopies

Or on peut penser à bon droit que la situation actuelle du Québec est
propice à la fabrication d’idées nouvelles, pas nécessairement
révolutionnaires, mais au moins originales. C’est bien en effet quand les
voies paraissent bloquées qu’il convient de formuler des utopies,
c’est-à-dire des projets neufs. Avec l’élection historique de Barack Obama
aux États-Unis, la crise économique internationale, la crise
environnementale et la crise surprise que connaît le Parlement canadien, on
peut commencer à rêver légitimement d’un monde meilleur. La situation de
crise offre à l’imagination de multiples possibilités, dont des idées
utopiques. Et dans les situations de crise – le mot grec crisis veut dire
obligation de choisir entre deux possibilités en temps d’incertitude -,
nous devons opter pour une possibilité en sachant bien que nous gagnerons
et perdrons quelque chose en même temps.

Les déchirures canadiennes et ses conséquences géopolitiques
C’est ainsi que la situation d’incertitude politique au Canada,
c’est-à-dire le gouvernement minoritaire des conservateurs de l’Ouest se
braquant violemment contre les autres partis, nous permet de rêver au
dessin d’une nouvelle carte géopolitique. En effet, si la dispute persiste
et que le Canada se déchire sur le plan des idées politiques, des
stratégies économiques et de sa constitution, il n’est pas impossible
d’assister à la nécessité, dans l’impasse, de faire des choix déchirants.
On peut dire que si l’Alberta boude les autres provinces et que le Québec
retrouve sa différence dans l’exercice, il se peut que des changements
surviennent.
Exemples de constructions utopiques et de raisons d’espérer
Les souverainistes, dans le moment, devraient mobiliser leurs génies et
leur force pour formuler des utopies pertinentes. L’énergie de la colère
serait dirigée et canalisée correctement, utilement même. On devrait par
exemple relancer l’idée de franciser entièrement la ville de Montréal.
Cette utopie pourrait aller de pair avec le retour à Montréal de chanteurs
francophones et de projets artistiques nationaux. On pourrait relancer le
projet de la constitution québécoise, de même que l’idée d’un hymne
national. Les fous inviteraient les citoyens créatifs à anticiper la vie
dans un Québec souverain, c’est-à-dire à prévoir ses structures, sa
géographie, de même que ses rapports avec les autres États. Au niveau
social, un utopiste ne ferait de mal à personne en projetant des écoles
publiques de qualité et des hôpitaux à la fine pointe. On le voit :
l’imaginaire se laisse prendre au jeu et sort lentement des barrières que
lui impose la réalité dans la fédération canadienne. Le Québec imaginaire
constitue une utopie qu’il faut valoriser, surtout en temps de crise.

Sortir de la torpeur par le rêve et l’idéal
L’avantage politique de formuler des utopies en temps de crise est
d’amasser des raisons d’espérer, d’obliger les citoyens, à la merci de leur
imagination, à se concevoir autrement afin de forcer le changement. La
fabrication d’utopies permet de sortir de la torpeur au moyen d’idéaux. La
pensée du plus grand est une thérapie politique qui mérite notre attention
parce qu’elle mobilise le meilleur de nous-mêmes. Quand les parties vitales
de l’organisme ralentissent, quand la sensibilité diminue et que
l’assoupissement devient inévitable pour tout le corps, nous allons vers la
somnolence. Seule l’utopie et le rêve peuvent encore tirer le peuple qui ne
croyait plus possible de sortir de la structure qui l’enserre. La sortie de
la torpeur peut coïncider avec le rassemblement physique des troupes.
Comprise comme moteur de changement politique, l’utopie vient unir dans une
même cause les citoyens individualistes et démobilisés. L’avantage ultime
que l’on pourrait trouver dans la construction utopique, c’est qu’elle
s’oppose activement à la dissémination et à l’éparpillement des citoyens.
L’image de l’île comme modèle de l’utopie
On remarquera enfin que le monde meilleur proposé dans l’utopie se situe
très souvent sur une île, loin de la civilisation décadente. L’île
représente pour la tradition humaniste la contrée vierge, l’avenir et la
terre promise au bonheur. Or, face à l’incertitude des « temps nouveaux »,
les Québécois auraient grand intérêt à s’unir dans des projets sociaux de
grande envergure pour repenser leur île. Non pas pour dépenser plus
d’argent en temps de crise et pour s’isoler du monde – cela n’est pas
souhaitable -, mais pour regarder dans la même direction. Quand ils auront
réussi à redessiner la carte de leur monde et du reste du monde, ils seront
libres de faire de leur petite île francophone un pays accueillant et
prospère. L’avenir des souverainistes du Québec repose sur leur capacité à
tirer profit de la crise politique actuelle en redonnant une utopie à la
population.

Dominic DESROCHES

Département de philosophie

Collège Ahuntsic
-- Envoi via le site Vigile.net (http://www.vigile.net/) --

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Dominic Desroches est docteur en philosophie de l’Université de Montréal. Il a obtenu des bourses de la Freie Universität Berlin et de l’Albert-Ludwigs Universität de Freiburg (Allemagne) en 1998-1999. Il a fait ses études post-doctorales au Center for Etik og Ret à Copenhague (Danemark) en 2004. En plus d’avoir collaboré à plusieurs revues, il est l’auteur d’articles consacrés à Hamann, Herder, Kierkegaard, Wittgenstein et Lévinas. Il enseigne présentement au Département de philosophie du Collège Ahuntsic à Montréal.





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