Les 25 ans de la Charte canadienne des droits et libertés

Le reflet de l'humanisme chrétien de Trudeau (1)

Par Max Nemni

17 avril 1982 - la Loi sur le Canada (rapatriement)

Si presque tous les Canadiens s'entendent pour reconnaître que le rapatriement de la Constitution, en avril 1982, et l'enchâssement dans cette constitution d'une charte des droits et libertés constituent l'oeuvre majeure de Pierre Trudeau, ils n'en concluent pas tous qu'il s'agit là d'une bonne chose. Certains y voient le produit d'un libéralisme excessif mettant trop l'accent sur les droits individuels, d'autres n'y voient qu'un instrument de promotion du nationalisme canadien aux dépens du nationalisme québécois. [...]
Effectivement, la philosophie politique de Trudeau s'inscrit dans la tradition libérale, au sens large du terme. Il est également vrai que la Charte vise l'unité des citoyens canadiens, objectif qu'elle a d'ailleurs atteint. Mais il est tout aussi vrai que les Québécois francophones apprécient la Charte autant, sinon plus, que les autres Canadiens.
Un sondage effectué en avril 2002 montre que près de 88 % des Canadiens pensent que la Charte est une bonne chose. Fait digne d'attention: en ce qui concerne les Québécois francophones, non seulement ils appuient la Charte en plus grand nombre (91 %), mais c'est parmi ceux qui sont favorables à l'indépendance qu'on trouve l'appui le plus fort (92 %).
Comment expliquer ces données, à première vue surprenantes? Dans ce texte, je tenterai de montrer qu'une influence chrétienne significative, de type personnaliste, parfaitement intégrée dans la tradition culturelle québécoise, imprègne la Charte. Cette pensée trouve sa source dans l'éducation catholique que Trudeau a reçue au collège Jean-de-Brébeuf.
La dignité et le bien commun
Élève au prestigieux collège de 1932 à 1940, Trudeau a été profondément marqué par l'éducation religieuse qu'il y a reçue. Comme ses notes personnelles et ses lettres le dévoilent, il appréciait tous ses cours, particulièrement ceux de religion.
Conformément à la devise des jésuites, «Ad majorem Dei gloriam», ses maîtres lui enseignaient que tout devait se faire «pour la plus grande gloire de Dieu». Ils incitaient aussi leurs élèves à prendre le Christ comme modèle. Trudeau lui-même invitait ses camarades à essayer, comme lui, d'imiter le Christ.
La valeur fondamentale que retient Trudeau de ses cours de religion à Brébeuf, celle qui nous intéresse ici, est la primauté de la personne humaine. «Rien ne révolte à ce point un homme comme de lui rappeler sa suprême dignité de Fils de Dieu», écrit Trudeau dans le numéro du Brébeuf de Noël 1939. S'adressant aux finissants du collège inquiétés par les grondements de la Deuxième Guerre mondiale et par la crise économique qui perdure, il leur dit qu'ils doivent avant tout avoir confiance en Dieu et en eux-mêmes. C'est ainsi qu'ils auront le courage de se retremper constamment dans l'action qui prime toutes les autres: rendre le monde meilleur. On trouve ici le germe de la notion de «société juste» qui constitue l'épine dorsale du programme politique du Trudeau, homme d'État. [...]
Une autre leçon apprise par Trudeau comme par la plupart des élèves de Brébeuf, c'est qu'en tant que membre de l'élite -- une élite définie non par sa naissance ou sa fortune mais par sa valeur --, il avait des devoirs envers son peuple. Il devait le guider vers le bien et le juste. Par ailleurs, conformément à la tradition jésuite de s'engager dans le domaine temporel pour améliorer la société, la notion de charité chrétienne prenait pour lui un aspect nettement politique. [...] Ces sentiments sont à la source de la Charte.
L'influence de Jacques Maritain
Lorsque, à son retour au Québec, en 1949, Trudeau constate avec consternation que sa «province natale était devenue une forteresse de l'orthodoxie, affligée d'une mentalité d'état de siège», il lutte, avec quelques autres intellectuels -- dont les signataires de Refus global et les fondateurs de Cité libre --, contre cette vision rabougrie de la personne et cet état d'esprit. Ces contestataires cherchent ailleurs, mais principalement au sein même de l'Église catholique, des façons de concevoir le rapport entre l'individu et le groupe.
C'est vers les personnalistes, Emmanuel Mounier mais surtout Jacques Maritain, grand penseur catholique, que Trudeau se tourne. Dans ses Mémoires, Trudeau écrit ceci: «La personne, selon ces deux maîtres, c'est l'individu enrichi d'une conscience sociale, intégré à la vie des communautés ambiantes et au contexte économique de son temps, lesquels doivent à leur tour donner aux personnes les moyens d'exercer leur liberté de choix. C'est ainsi que dans ma pensée la notion fondamentale de justice vint s'ajouter à celle de liberté.»
En fait, la pensée de Maritain marquera profondément la philosophie politique de Trudeau. Cette influence se manifestera particulièrement dans la Charte canadienne.
Pour Maritain, le bien commun n'est pas la somme des biens et intérêts des personnes qui constituent la société, comme le soutiennent les libertaires ou ceux qu'on appelle aujourd'hui les néoconservateurs. Elle n'est pas non plus le bien de la nation ou du peuple, comme l'affirment les communautaristes. La vie en société, souligne vigoureusement Maritain, a pour but «le bien commun des personnes humaines [...]. Le bien commun de la cité n'est ni la simple collection des biens privés ni le bien propre d'un tout [...], c'est la bonne vie humaine d'une multitude de personnes, c'est-à-dire de totalités à la fois charnelles et spirituelles».
Maritain fait découler la primauté de la personne du fait que l'homme est fils de Dieu. Pour lui, c'est dans la philosophie chrétienne qu'on trouve le plus grand respect de la personne humaine: «Je n'oublie pas que des hommes étrangers à la philosophie chrétienne peuvent avoir un sens profond et authentique de la personne humaine et de sa dignité [...]; cette description n'est pas le monopole de la philosophie chrétienne (bien que la philosophie chrétienne la porte à un point d'achèvement supérieur).» [...]
Pour Maritain, chrétien et humaniste, la dignité de la personne est une valeur absolue qui ne supporte aucun compromis. Il élabore cette pensée dans plusieurs écrits, notamment dans Les Droits de l'homme, paru en mai 1942. Dans cet ouvrage, traduit en une dizaine de langues, il veut «mettre au jour les principes d'un humanisme politique fondé sur le respect de la personne humaine, de sa dignité et de ses droits».
À la fin de la guerre, Maritain jouera un rôle de premier plan dans la promotion d'une charte universelle des droits de la personne. Ses très nombreuses activités en faveur de ce projet, notamment le discours qu'il donne en tant que chef de la délégation française à une rencontre de l'UNESCO à Mexico, en novembre 1947, ont une influence décisive sur les rédacteurs de la Déclaration universelle des droits de l'homme des Nations unies, proclamée le 10 décembre 1948. [...]
Pour Maritain, il ne suffit pas de croire en la primauté de la personne, il est essentiel de rendre cette valeur effective: «Ce mot ne veut rien dire s'il ne signifie pas que, de par la loi naturelle, la personne humaine a le droit d'être respectée et est sujet de droit, possède des droits.» D'où la nécessité d'une charte des droits et libertés des personnes puisque c'est là que sont énoncés des principes de droit relevant d'un ordre moral ayant préséance sur l'ordre politique.
Pour résumer l'humanisme politique de Maritain, on peut dire qu'il se traduit par:
- le recours à un «ordre moral» désignant les valeurs communes qui permettent aux êtres humains de vivre harmonieusement en société tout en acceptant leurs différences;
- la nécessité de traduire ces valeurs communes en droits juridiques supérieurs aux lois ordinaires;
- la reconnaissance du principe premier de la primauté de la personne humaine.
Primauté de la personne
Dans un ouvrage collectif portant sur «la recherche d'une société juste», Trudeau reconnaît clairement l'influence chrétienne et humaniste de Maritain dans son résumé des principes philosophiques sur lesquels repose la Charte canadienne des droits et libertés: «L'adoption d'une charte constitutionnelle s'inscrit dans la ligne la plus pure de l'humanisme libéral: tous les membres de la société civile jouissent de certains droits fondamentaux inaliénables et ils ne peuvent en être privés par aucune collectivité [...]. Ce sont des "humaines personnalités" (Maritain), des êtres qui relèvent de l'ordre moral, c'est-à-dire libres et égaux entre eux, chacun ayant une dignité absolue et une valeur infinie. [...] Ils ne sont donc contraignables par aucune tradition ancestrale, n'étant esclaves ni de leur race, ni de leur religion, ni de leur condition de naissance, ni de leur histoire collective. Il s'ensuit que seule la personne humaine est porteuse de droits; la collectivité peut seulement détenir ces droits qu'elle exerce en fiducie pour ses membres et à certaines conditions.» [...]
Pour Trudeau, comme pour Maritain, le principe d'autorité ne peut s'exercer qu'en «fiducie» parce que les citoyens sont des êtres autonomes et libres et sont seuls porteurs de droits. En enchâssant les droits fondamentaux de la personne dans la Constitution, la Charte confère des pouvoirs aux citoyens qui, ainsi armés, peuvent lutter contre l'arbitraire des gouvernants.
Pour Trudeau, la notion de «primauté de la personne» constitue l'axe central d'un ordre moral digne d'une société civilisée: «On comprendra donc que l'esprit de la Charte et son économie tout entière consistent en la protection de l'individu, non seulement contre la tyrannie de l'État mais également contre celle qui pourrait découler de l'appartenance à une collectivité minoritaire.»
Un certain nombre de valeurs sous-tendent la Charte. Trudeau écrit qu'il a longtemps cru «que la valeur la plus importante d'une société juste et sa principale caractéristique étaient la liberté et son exercice». À la liberté s'est ajouté, plus tard dans sa vie, le principe d'égalité, «non pas l'égalité à la Procruste bien sûr, où tous seraient ramenés à une certaine moyenne. Mais l'égalité des chances».
La Charte accorde une place importante à cette notion. L'égalité des deux langues officielles, l'anglais et le français, enchâssée dans la Constitution, s'inscrit dans cette optique. Notons que ce ne sont pas les groupes linguistiques que la Charte protège mais les individus, qui peuvent ainsi communiquer avec leur gouvernement dans la langue de leur choix.
Toujours dans l'optique de l'égalité des chances, une certaine distribution des richesses entre provinces est garantie par la clause no 36, qui a trait aux transferts de fonds entre gouvernements, afin d'équilibrer le niveau de services publics rendus à tous les citoyens. La clause no 28, sur l'égalité des sexes, jouit d'un statut constitutionnel spécial qui renforce la mise en pratique de cette valeur. La clause no 15, elle, vise «à améliorer la situation d'individus ou de groupes défavorisés».
Ainsi, loin de refléter un libéralisme ou un individualisme excessifs, la Charte canadienne vise le bien commun tel que conçu par Trudeau à la suite de Maritain. La Charte traduit en termes de droit les valeurs universelles sur lesquelles des personnes de bonne volonté peuvent s'entendre pour construire une société meilleure. [...]
Max Nemni, Professeur de science politique à la retraite (Université Laval), Extraits de la revue Options politiques, numéro de février 2007, publiée par l'Institut de recherche en politiques publiques,
Premier d'une série de trois textes
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- À compter d'aujourd'hui et jusqu'à vendredi, l'Institut d'études canadiennes de McGill tient sa douzième conférence annuelle sur le thème suivant, «La Charte a 25 ans», en collaboration avec l'Institut de recherche en politiques publiques et en partenariat avec Le Devoir (http://misc-iecm.mcgill.ca/conf2007/).


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