Le Québec : un espace de concurrence ouvert contre la majorité

Sur la multiplication des « vies parallèles »

Penser le Québec - Dominic Desroches

« C'est la concurrence qui met un prix juste aux marchandises

et qui établit les vrais rapports entre elles »

Montesquieu, De l’Esprit des lois
***
Le Québec n’a jamais été une entité politique claire et ne le sera
probablement jamais. Celui-ci ressemble plutôt à un marché, un lieu où la
concurrence envers la majorité est valorisée et encouragée. Si la
concurrence assure la valeur de l’objet dans la sphère économique, elle
peut, dans la sphère politique, engendrer certains problèmes de cohésion
sociale. L’État québécois, on le sait, réunit une puissante diversité, qui
est le signe d’une richesse autant que d’une pauvreté. Car si cette
diversité n’est pas bien gouvernée, elle peut conduire à une multiplication
de « vies parallèles » menaçant la réalisation du Bien commun, qui est
l’idéal de toute politique. Mais qu’est-ce qu’une « vie parallèle » ? La
reprise de cette expression classique mérite quelques explications.
On entend par l’expression « vie parallèle » la fait que certains
citoyens du Québec, d’abord à Montréal certes, mais aussi partout ailleurs,
tentent de vivre leur existence en parallèle avec la communauté d’accueil,
c’est-à-dire à l’extérieur et en concurrence avec la majorité. Cette
majorité est de langue française - rappelons-le avant de l’oublier
définitivement -, de culture européenne et chrétienne, prospérant dans une
économie de marché encadrée par un modèle politique d’État-providence et
dont la jeunesse montante, visiblement dépendante de la mode de l’aérien et
du virtuel, se gave au maximum des produits de haute technologie.
Or l’encouragement à la formation de « vies parallèles » concurrentes à
la majorité conduit certes à l’individualisme, mais aussi et plus
dangereusement à une critique radicale du rôle politique de l’État, une
instance politique moderne qui a pour mission de favoriser la liberté, la
justice, l’équité, la solidarité et de veiller, à l’intérieur de ses
limites, à la réalisation du Bien commun. Ainsi valorisée, comme on le fait
dans le moment, la construction de vies parallèles revient essentiellement
à fragiliser le corps social, à critiquer la solidarité essentielle à tous
les Québécois, mais aussi à légitimer le morcellement du territoire et la
ghettoïsation des espaces publics et politiques.
Vivre à côté de la majorité francophone
La première forme de vie parallèle que l’on peut observer est bien sûr
celle des minorités désirant ardemment vivre en marge de la majorité
francophone. En effet, on peut vivre une vie entière dans certains
quartiers de Montréal sans avoir la chance de prononcer un mot en français.
Pourquoi ? Comment est-ce possible ?
D’abord la plupart des écoles anglophones (de même que de nombreuses
écoles religieuses et ethniques) sont non seulement valorisées, appréciées,
mais elles sont subventionnées à même les coffres de l’État. Cela signifie
que l’on peut étudier, mais aussi développer légitimement une vie parallèle
en pleine concurrence avec la majorité sans être inquiété par personne. Or
si l’État accorde autant sinon plus d’importance au réseau universitaire
anglophone de santé, qui est au service d’une minorité, qu’au réseau
francophone, cela nous précipite dans une injustice à l’égard de la
majorité et une invitation à nier les droits collectifs de la majorité.
Enfin, si les radios et les télévisions anglophones sont à la mode,
valorisées autant sinon plus que leurs consoeurs francophones, l’on
parvient aisément à vivre une vie en marge de la majorité, sans jamais se
plier aux lois linguistiques, et à justifier l’ajout de mesures pour
protéger la plus protégée de toutes les minorités du monde.
Défendre une culture en parallèle
Sans surprise, défendre une langue, c’est également défendre une culture.
Or, contrairement à ce que croit encore la majorité, il est assez facile de
vivre dans une culture ou une communauté parallèle à la société québécoise.
Comment cela est-il possible?, demanderont ceux qui s’inquiètent du déni des
autres.
La réponse se dit simplement : malgré les progrès observés depuis la
création de la loi 101, une loi québécoise qui a fait l'objet de plusieurs
concours de charcuterie ouverts et encadrés par les tribunaux fédéraux, de
nombreuses familles immigrantes, pour de bonnes et de mauvaises raisons,
ont toujours résisté à intégrer la culture commune. Si certaines d’entre
elles ont fait de véritables efforts, d’autres ont choisi, en évoquant le
statut canadien comme une panacée à tous les maux et à toutes les lois
québécoises, de résister à la culture de la majorité.
Or, on comprendra ici que de nombreuses familles, italiennes par exemple,
ont préféré mettre sur pied des associations, lire des journaux, regarder
la télévision spécialisée, s’ouvrir des boutiques ou des restaurants
traditionnels et se fabriquer, maison par maison, des quartiers italiens
(sans doute nostalgiques d’une Italie imaginaire) au lieu de partager le
destin de la majorité francophone. Ce choix classique, bien connu et bien
documenté, leur appartient. Sans surprise aucune cependant, en construisant
en parallèle des vies imaginaires, certains de ces immigrants ont rêvé
toute leur vie qu’ils n’avaient jamais quitté l'Italie mythique : c’est le
malheur même des citoyens qui n’ont pas appris à voyager ou qui ont choisi
un pays sans le choisir vraiment. Certains enfants de ces immigrants, pas
tous heureusement, autorisés par tradition à reproduire le modèle parental
sans le comprendre (il s'agit d'une déroute pour employer ici le titre d'un
film précieux), ont vécu et vivront à Montréal sans jamais réellement
savoir ce qu’est le Québec.
Participer à des réseaux économiques concurrents
Certes, nous sommes ouverts, mais nous avons le droit à l'analyse : si
l’on ne parvient pas à maîtriser la langue française et que l’on n'est
aucunement en mesure de partager sa culture et ses traditions, notamment
ses fêtes, l’on développera par nécessité des moyens de subsistance
parallèles. C’est ainsi que certains groupes de citoyens, assez souvent des
immigrants plus fidèles aux coutumes économiques de leur pays d’origine
qu’aux nôtres, ont cherché à ériger (et y sont parvenus) des réseaux
économiques indépendants de celui de la majorité. Si l’œil rapide peut y
voir un effet de la diversité et une bonne nouvelle pour les concours de
dégustation à l'aveugle, l’autre œil pourra y reconnaître un nouveau signe
du refus du mode de vie de la majorité, c'est-à-dire une nouvelle manière
de créer des « vies parallèles ».
On reconnaîtra dans cette catégorie la multiplication des dépanneurs et
des épiceries colorés ayant pignon sur rue dans certains quartiers de
Montréal où la plus grande partie des produits proposés proviennent de
l’importation et ne respectent pas nos lois linguistiques. Il s’agit
toujours de la même chose : les personnes ayant choisi la vie économique
parallèle préfèrent maintenir leur style de vie traditionnel, tout en
continuant à nier, à divers degrés évidemment, l’existence de la communauté
d’accueil. On dira, parce que nous sommes ouverts et que nous avons
beaucoup voyagé nous-mêmes, que si cette réalité est compréhensible et d’une
certaine manière inévitable, sur certains plans souhaitable, il est triste
que la valorisation de la vie parallèle repose souvent sur un refus
d’intégrer le système économique qui est le nôtre. Quelle tristesse de voir
certaines personnes, pourtant bien intentionnées, s’avérer incapables de
faire ses courses dans un marché québécois sous prétexte qu’elle n’y est
pas à l’aise, alors que les employés y sont accueillants et les produits
d’excellente qualité. La personne qui vit ainsi en parallèle n’est
assurément pas rejetée par la majorité, c’est bien plutôt elle qui refuse
de l’intégrer.
Ce constat est d’autant plus désolant que les économies parallèles, si
elles devaient initialement illustrer les bienfaits de la diversité, ont
trop souvent pour conséquence de briser les liens sociaux, de créer les
conditions de la ghettoïsation et de rendre difficile, voire impossible
l’intégration de certaines classes de citoyens, des personnes qui, de
nombreuses études le montrent, seraient les premières à tirer profit d’une
vie active en société.
Les demandes juridico-politiques parallèles
Il s’agit souvent, lorsque l’on reconnaît la logique des vies parallèles,
de créer des associations ou des groupes communautaires reposant sur une
langue et une culture exclusive se trouvant en concurrence avec la culture
d’accueil. Qu’il est triste de devoir le relever, mais certaines
communautés, au lieu de profiter des avantages de la société, préfèrent
investir du temps dans des cellules ayant explicitement pour mission de
valoriser des cultures qui refusent celle de la majorité. Ici, on devra
avouer que cette réaction produit des politiques qui ne coïncident pas avec
les intérêts de la majorité et que le Bien commun, en retour, devient une
abstraction ou une vue de l'esprit.
De nombreux problèmes d’« accommodements » plus ou moins raisonnables – et
ce n’est pas toujours la faute aux médias – repose sur des demandes
politiques d’exception, c’est-à-dire des propositions qui entendent imposer
à la majorité, avec l’aide des tribunaux fédéraux, le privilège de vivre
des vies parallèles sans être inquiétés. On ne le réalise pas, mais la
plupart des demandes d’ « accommodements raisonnables » sont le fruit d’une
concurrence afin de ne pas vivre selon les coutumes et les lois de la
majorité. Les cas de demandes d’accommodements religieux, parce qu’ils
refusent les règles de la logique, de la laïcité et de la démocratie, sont
des exemples éloquents de la création d’exception à la norme sociale, des
exceptions parallèles aux lois générales auxquelles, pourtant, doit se
soumettre la majorité silencieuse. Si on prend ici pour lui-même le cas de
certaines communautés juives d’Outremont, l’expression « vie parallèle »
n’est pas assez forte parce que le mode de vie de ces communautés repose
exclusivement sur des présupposés qui sont à la fois ethniques, électifs et
religieux qui échappent à l’idée laïque de « vie parallèle ».
La vie virtuelle et aérienne contre la politique
Un dernier cas de figure doit nous intéresser ici. Il ne s’agit pas de
vies parallèles produites par des requêtes culturelles, mais des vies
parallèles à même la vie de la majorité, à savoir le mode de vie aérien de
plusieurs jeunes Québécois et occidentaux. Qu’est-ce à dire ?
Un nombre croissant de jeunes, en effet, semble se couper de plus en plus
des exigences de la vie pratique. Ils y arrivent souvent en se réfugiant
dans un monde parallèle, un monde imaginaire, virtuel et cybernétique. Ce
monde imaginaire est l’un des effets de la consommation illimitée de
matériel électronique. Transportant avec soi un mini lecteur numérique, un
téléphone cellulaire, un ordinateur portatif et un système de repérage GPS,
un nombre important de jeunes expriment, par leur mode de vie mais aussi
par les idées qui en résultent, un refus de la réalité. Ils rêvent de
cinéma, de jeux, de courses, de combats et de communications et
d'étourdissements sans fin.
Assez souvent, si on se fie aux rares enquêtes sociales sur le sujet, la
porte d’entrée de leur « vie parallèle » est la création d’un compte de
téléphone, d’une adresse courriel et d’un profil personnel sur un site de
discussion duquel, assez rapidement, ils deviennent dépendants. Ensuite,
ils jouent à la communication sans délais, c’est-à-dire qu’ils communiquent
virtuellement sans tenir compte des cycles des journées (repas, repos,
école, travail, etc.). Ils écoutent une musique continue leur permettant de
s’échapper d’une vie et d’une réalité peu intéressantes en elles-mêmes, car
celles-ci n’offrent pas suffisamment de possibilités à leur imagination
débordante.
Cette « tendance jeunesse » à l’oubli actif se soi-même est
claire, au Québec notamment, mais aussi dans les deux Amériques et en Europe
: les jeunes sont majoritairement épris de l’aérien et cherchent à
s’inventer une vie parallèle dans laquelle ils seraient enfin performants,
légers et beaux comme des héros. Or lorsqu’ils cèdent à la mode de l’aérien
et de la vie rêvée hors de la réalité sociale, ils se retrouvent seuls dans
leur univers de communication artificielle et deviennent plus vulnérables.
Et aussi longtemps que ces technologies ne seront pas maîtrisées et
intégrées à une vie d'adulte responsable, nous assisterons à une
désolidarisation générationnelle et à la remise en question de nos «
raisons communes ».
Sur les parallélismes, la confusion et l’affaiblissement de la société
En vérité, que ce soient les jeunes, certaines familles immigrantes ou
toutes autres classes de la société, ces personnes qui se construisent des
vies parallèles à la majorité deviennent les victimes d’un marché
concurrentiel où la suprême valeur s’avère l’individualisme, un mode de vie
qui correspond aujourd’hui au refus de l’histoire et à la négation des
forces collectives sommeillant au cœur des sociétés. Les individualistes et
fiers partisans des vies parallèles sont vulnérables et affaiblissent toute
la société, non pas parce qu’ils manquent de dignité, mais bien plutôt
parce que, confondant naïvement la concurrence économique avec la
concurrence sociale, les acteurs de ces « vies parallèles » entraînent des
problèmes sociaux et politiques qui, en dernière analyse, n’épargnent
personne.
Dominic DESROCHES

Département de philosophie / Collège Ahuntsic

-- Envoi via le site Vigile.net (http://www.vigile.net/) --

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Dominic Desroches est docteur en philosophie de l’Université de Montréal. Il a obtenu des bourses de la Freie Universität Berlin et de l’Albert-Ludwigs Universität de Freiburg (Allemagne) en 1998-1999. Il a fait ses études post-doctorales au Center for Etik og Ret à Copenhague (Danemark) en 2004. En plus d’avoir collaboré à plusieurs revues, il est l’auteur d’articles consacrés à Hamann, Herder, Kierkegaard, Wittgenstein et Lévinas. Il enseigne présentement au Département de philosophie du Collège Ahuntsic à Montréal.





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