Débat au Parti libéral

Le Québec nation? Il y a, c'est certain, une meilleure avenue!

La nation québécoise vue du Canada

En 1900, à l'occasion de l'Exposition universelle à Paris, le Canada distribua une médaille commémorative en bronze portant l'inscription «Le Canada est une nation». C'était une grande fierté pour ce jeune pays de 33 ans, à l'aube de ce nouveau siècle, de joindre sa voix au concert des «nations».
Cette nouvelle nationalité avait une origine unique et un sens bien particulier. Ses fondateurs avaient une vision, le mieux exprimée par George Étienne Cartier en 1865, lors des débats précédant la Confédération: «On a fait objection à notre projet à cause des mots "nouvelle nationalité" qui s'y rencontrent. Si nous nous unissons, nous formerons une nationalité politique, indépendante de l'origine nationale et de la religion des individus. [...] Quant à cette objection, que nous ne pouvons former une grande nation, parce que le Bas-Canada est principalement français et catholique, que le Haut-Canada est anglais et protestant, et que les provinces maritimes sont mixtes, elle est, à mon avis, de la dernière futilité.
«[...] Nous sommes de races différentes, non pas pour nous faire la guerre, mais pour travailler ensemble à notre propre et commun bien-être...»
Cette vision de rapprocher des peuples d'origine culturelle diverse, qui s'étaient fait la guerre pendant des siècles en Europe, était audacieuse et à vrai dire sans précédent pour l'époque.
Bien plus, c'est une vision qui fut élargie par Wilfrid Laurier en 1890, quelque 25 ans plus tard, au moment où l'immigration soutenait la croissance du pays: « Nous formons ici, ou nous voulons former, une nation composée des éléments les plus hétérogènes -- protestants et catholiques, Anglais, Français, Allemands, Irlandais, Écossais -- chacun, qu'on ne l'oublie pas, avec ses traditions, avec ses préjugés. Dans chacun de ces éléments opposés, cependant, il y a un point commun de patriotisme, et la seule véritable politique est celle qui domine ce patriotisme commun, et porte tous ces éléments vers un même but et des affirmations communes.»
Laurier connaissait les forces contraires que le Canada aurait à faire coexister: les tensions enracinées dans les différences qui nous pousseraient en sens opposés, notre aspiration à une plus grande liberté et prospérité qui nous imposent de reconnaître et de respecter nos différences, parce que nous partageons notre humanité dans une forme commune de gouvernement.
Cette vision voulait que des personnes de bonne foi puissent surmonter leur égoïsme historique et vivre une expérience humaine de plus grande valeur que celle de cultiver les particularités de leur origine culturelle respective. Personne cependant n'aurait à renoncer à son identité, et chacun pourrait participer au projet commun de construire ce nouveau pays.
Le génie de la Constitution
En fait, le génie de la Constitution du Canada (de 1867 à 1982, jusqu'à nos jours) est de garantir et d'enrichir, comme principe fondateur du régime politique et au coeur de notre identité comme nation, la reconnaissance et la protection des droits des minorités.
L'idée que ce nouveau pays pourrait faire coexister en son sein des Français et des Anglais était révolutionnaire, sinon téméraire. Ce projet survenait au moment même où les Américains étaient empêtrés dans une guerre civile sanglante qui visait à maintenir les pouvoirs des États et la légalité de l'esclavage. Nos ancêtres avaient pour conviction que des humains de langue, de religion et de culture différentes pouvaient, réunis par la volonté de construire un pays aussi grand qu'un continent, convenir que leur liberté commune et leur prospérité transcendaient toutes leurs différences particulières. Ce qu'ils avaient en commun comme personne humaine était une garantie plus efficace de leur liberté individuelle et de leur prospérité.
Dans ce nouveau Canada, la majorité ne chercherait pas à dominer la minorité. La Constitution serait inspirée par une vision plus généreuse et plus humaniste; elle reconnaîtrait les droits des citoyens à conserver leur caractère particulier, et préviendrait la majorité d'utiliser sa force et son pouvoir de tout uniformiser.
La garantie de la liberté individuelle trouve donc sa source dans la protection de la minorité. Quelle meilleure incarnation de la minorité que l'individu lui-même qui doit pouvoir penser et choisir pour lui-même ce qu'il aspire à être? Voilà la vision qui a construit le Canada et peut mieux garantir l'avenir du pays.
La quête de gains politiques
Pendant les 140 ans de note histoire comme nation, cette vision n'a pas toujours inspiré les générations successives de politiciens. Les faux pas, les préjugés, les méfiances, et les petites ambitions étaient autant de pièges sur le chemin du plus grand respect des droits, sorte de frein à la maturité du nouveau pays.
Quand la majorité cherche à imposer son poids politique, économique et culturel, elle travestit la vision qui constitue la vraie nature du Canada. Il était peut-être inévitable que des politiciens ne puissent résister à la tentation de se quereller sur les ressources financières et naturelles, tout en mettant en avant toutes sortes d'arguments politiques pour chercher à augmenter leur pouvoir.
Ainsi ont-ils soutenu diverses théories pour faire des gains politiques. Oliver Mowat, premier ministre de l'Ontario de 1872 à 1896, fut le premier champion de la lutte pour plus de pouvoirs provinciaux, tôt imité par Honoré Mercier, premier ministre du Québec. Selon eux, la Confédération était une sorte de «pacte» entre des parties. C'était un type de contrat ouvert semblable à une entente commerciale. Ainsi pouvait-il être dénoncé et renégocié. Une partie pouvait donc chercher à obtenir plus, et même menacer de l'annuler si elle arrivait à la conclusion qu'il ne lui était plus profitable.
Pour d'autres, c'était plutôt de la nature d'un «traité» entre deux nations fondatrices. C'était la doctrine épousée par le premier ministre Maurice Duplessis, ses successeurs, et quelques-uns de leurs supporteurs fédéraux. Selon cet argument, une «nation» étant à ce point différente de l'autre, elle devrait avoir un «statut particulier», enraciné dans ses différences irréconciliables.
En 1981, dans la Référence sur le rapatriement, le Juge en chef Bora Laskin conclut: «Qu'il s'agisse de la théorie absolue du pacte [relative à la Constitution canadienne] [...] ou d'une théorie du pacte modifiée, comme l'allèguent certaines provinces, il s'agit de théories qui relèvent du domaine politique, de l'étude des sciences politiques. Elles ne mettent pas le droit en jeu.» La théorie du «traité» entre les des deux nations fut donc rejetée par les tribunaux comme principe juridique organisateur de la Constitution. Pourtant il y a de la sagesse dans cette conclusion: les jeux politiques ne doivent pas remettre en cause la véritable nature de nos institutions, seules garantes de notre liberté.
Lorsque la théorie du «traité» eut achevé de vivre sa vie politique utile, elle s'est muée dans le concept de « société distincte », une autre expression aux contours flous et imprécis qui, après avoir été répétée mille fois, devint une sorte d'incantation rituelle. Aujourd'hui, elle fait un peu rétro et a perdu sa capacité mobilisatrice. L'insistance n'est plus tant sur la nature du lien qui nous rassemble que sur le caractère inconciliable des différents éléments qui font le Canada.
Le retour de l'isolationnisme
Malgré deux guerres mondiales, des dépressions économiques et toutes sortes de malheurs, le Canada a atteint les plus hauts niveaux de respect et d'appréciation de ses deux langues et de ses particularités culturelles. Il a développé un filet complet de sécurité sociale, une réussite qui reçoit à l'international une reconnaissance quasi sans précédent.
Notre pays a su composer avec ses tensions régionales, linguistiques et culturelles; il s'est adapté et a appris de ses erreurs; et de cette expérience a émergé l'une des sociétés les plus humanistes, où le respect des droits et libertés de ses citoyens est devenu l'élément déterminant de ses progrès. La vision de nos fondateurs perdure; elle était juste, le passage du temps le confirme.
Durant cette campagne au leadership, des idées isolationnistes ont réapparu, lesquelles auraient pour effet de nous diviser en un nombre indéfini de plus petites «nations». Elles auraient pour effet de miner la vision qui fait la grandeur de notre pays.
Ressusciter l'idée que le Canada est un ramassis de plusieurs nations, qu'elles soient civiques, sociologiques, politiques ou légales est une aberration autodestructrice. C'est un piège dont personne ne peut s'extirper si ce n'est comme société balkanisée. Dans sa substance même, appliquée à tous les groupes qui existent chez nous et qui prétendraient à ce statut, c'est un concept qui véhicule la division; et au pire une impasse politique.
En janvier 2006, après plus de deux ans d'auditions et de débats, les 35 pays membres du Conseil de l'Europe, le continent même qui a vu naître le concept de nation, ont conclu que la notion de nation est impossible à définir en termes constitutionnels. Pourquoi, au Canada, persisterions-nous à pousser une initiative aussi tortueuse? Quel avantage aurions-nous à tirer de ce miroir aux alouettes qui nous renvoie nos différences, à ce point déformées qu'elles ne peuvent que nous isoler? Ne vaudrait-il pas mieux, pendant cette campagne, insister plutôt sur les valeurs, les principes et les politiques qui nous rapprochent et ont pour effet de magnifier davantage notre potentiel de société humaniste?
Comme l'a écrit récemment Bernard Landry, l'ancien chef du Parti québécois, le Québec dispose déjà de beaucoup plus de pouvoirs que plusieurs États-nations. De combien plus pouvons-nous étirer les fils qui nous unissent sans que le Canada en arrive à devenir qu'une simple boîte aux lettres?
Redéfinir nos principes politiques fondateurs de telle manière que nous mettrions en branle la roue perpétuelle du transfert de pouvoirs, nous conduirait à la faillite du projet canadien. C'est la recette assurée vers l'isolement culturel qui rendrait caduque et vide de sens toute adhésion à la construction des idéaux qui ont fait ce pays.
Pourquoi idolâtrer ses particularismes?
Le Canada est né et a défini sa véritable nature principalement grâce à la vision de Québécois inspirés: Lafontaine, Cartier, Laurier, Saint-Laurent, Trudeau, Mulroney, Chrétien et Martin. Tant au XIXe qu'au XXe siècle, ils ont assumé le leadership du pays et l'ont façonné selon les valeurs que les Québécois modernes défendent et portent en eux: la diversité, la tolérance, la solidarité, la paix et la stabilité, le respect des différences, et le soutien aux moins nantis.
Les Québécois peuvent faire mieux que cultiver leur anxiété et idolâtrer leurs particularismes. Pendant toute leur histoire, les Québécois ont non seulement démontré qu'ils pouvaient inventer et construire le Canada, mais qu'ils pouvaient aussi le faire en union avec les Canadiens et les autochtones des autres régions. Les défis contemporains reliés à l'environnement, la pauvreté, et le marché global peuvent être beaucoup plus efficacement affrontés si nous y faisons face en joignant nos forces et en nous faisant confiance mutuellement.
Le modèle pensé par nos ancêtres, qui ont choisi d'unir à l'époque les quatre colonies, et qui ont par la suite rattaché les autres régions disparates du pays, a donné naissance à une nation dynamique qui fait l'envie du monde entier. Leur vision originale contenait le ferment d'un nouveau type de société politique, une société qui peut faire droit aux aspirations fondamentales de ses citoyens, tout en respectant leur identité et caractère propres.
Les Québécois ont toujours su faire preuve de la force et de la capacité d'élargir la vision canadienne, faire de ce pays la société démocratique, indépendante et humaniste qu'elle est, et promouvoir la paix dans le monde. Bien sûr, ils ont réussi à construire un Québec à l'avant-garde, mais leur plus grande réussite a été leur pleine participation à la création commune du Canada, le pays que nous idéalisons et que le monde admire.
Ceux qui aspirent au leadership du Parti libéral ne devraient pas diluer leur engagement à servir les principes fondateurs du pays et le rôle que les Québécois ont joué dans l'avènement de cette grande nation. Sommes-nous trop souvent embarrassés d'être fiers et de reconnaître ce que nous avons créé d'unique?
Construisons sur la base des valeurs et des principes qui nous ont rassemblés, et ne troquons pas cette vision généreuse pour les risques de la frustration, de la division et des tensions à n'en plus finir. Il y a, c'est certain, une meilleure avenue.
Claire L'Heureux-Dubé

Juge à la retraite de la Cour suprême
Serge Joyal

Sénateur
Max Nemni

Ex-professeur en science politique, Université Laval.
Monique Nemni

Ex-professeure en linguistique et didactique des langues, Université du Québec à Montréal
Jerry S. Grafstein, Q.C.

Sénateur
Michael Bliss

Historien
David E. Smith

Professeur émérite en science politique, Université de la Saskatchewan


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1 commentaire

  • Archives de Vigile Répondre

    14 novembre 2006

    Juge, sénateur, professeur émérite, etc... C'est à croire que plus les titres sont gros plus grande est la bêtise!
    Fabriquer une nation! Est-ce possible? Je ne crois pas. Surtout pas en niant c'elles qui sont déjà là d'elles mêmes. Comment peut'on arriver à écrire un si long texte sur le Canada et son histoire sans même mentionner les Amérindiens? Un seul petit mot par allusion indirecte "autochtones" en fin de texte. Est-ce que ces "émérites" tentaient d'éviter à tout prix l'appellation "Premières Nations"? Il semble bien.
    Le Canada est un mensonge.

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