Le problème des Blancs

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« Les projections démographiques montrent que, sous l’effet de l’immigration, des mariages mixtes et de la natalité, la majorité blanche sera progressivement remplacée par une « majorité de minorités ». »

Eric Kaufmann, un Canadien qui enseigne la politique à l’Université de Londres, n’est pas du genre à éviter les sujets délicats. « Nous devons parler d’identité blanche », écrit-il dès la première ligne de Whiteshift,une brique de 500 pages qui aborde sans détour les thèmes de l’immigration, du populisme et, bien entendu, de l’identité blanche.


Ces trois questions sont liées par un changement démographique qui transforme l’Occident. D’ici la fin du siècle, les Blancs deviendront minoritaires dans plusieurs pays. Au Canada et aux États-Unis, ce sera le cas dès les années 2050. Dans l’ère de mixité raciale qui suivra, la couleur de la peau ne sera plus un critère d’appartenance à la majorité, croit l’auteur. Mais le chemin pour parvenir à cette « société plus harmonieuse » s’annonce tumultueux.




Eric Kaufmann (D.R.)




Déjà, la précarité de la majorité blanche inquiète ses membres les plus conservateurs. Ce sont leurs craintes, et non les inégalités économiques, qui alimentent la vague de populisme qui déferle actuellement sur l’Europe et l’Amérique, avance le chercheur. Une théorie à contre-courant qu’il base sur une foule d’études, de sondages et d’exemples historiques.


Ignorer, ridiculiser ou mépriser les appréhensions et les revendications des conservateurs blancs, comme le font les élites politiques, intellectuelles et médiatiques, ne fera qu’attiser davantage les braises du populisme, prévient le politologue. Mieux vaut écouter les doléances de cette frange non négligeable de la population et proposer des compromis. Les solutions suggérées par l’auteur : réduire l’immigration et légitimer la fierté d’être blanc.


Certains pourraient être tentés de taxer Eric Kaufmann de racisme. Ce serait toutefois mal comprendre les nuances de cet auteur né à Hongkong, qui a grandi à Vancouver et à Tokyo avant de s’installer au Royaume-Uni.


L’actualité l’a joint à sa maison de Londres, d’où l’auteur suit activement la politique canadienne. Il croit d’ailleurs que le Québec est sur la bonne voie pour éviter la montée de l’extrême droite. À l’inverse, il affirme que toutes les conditions sont présentes pour que le Canada bascule vers le populisme.



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Bon nombre expliquent le Brexit et l’élection de Trump par les inégalités économiques croissantes, particulièrement entre les grands centres urbains et les régions. Vous n’embrassez pas cette théorie des « laissés-pour-compte ». Pourquoi ?


L’explication économique est attirante, car elle conforte les élites politiques dans leurs positions. La gauche dit que la solution à ce problème est une meilleure redistribution de la richesse. La droite affirme qu’il faut plutôt réduire le fardeau fiscal. Même les populistes aiment cette théorie, car ils y jouent le rôle de défenseurs du « monde ordinaire ». Mais lorsqu’on analyse les données, cela ne tient pas la route. Si on compare le revenu des électeurs lors du Brexit, on constate que les pauvres étaient certes plus enclins à voter pour quitter l’Union européenne que les riches, mais que cet effet était minime. Dans le cas de l’élection de Trump, la question du revenu n’a eu à peu près aucun effet sur le vote.



Dans ce cas, comment expliquez-vous la montée du populisme que nous observons en Occident ?


Nous vivons une période rapide et intense de changement ethnique. Les projections démographiques montrent que, sous l’effet de l’immigration, des mariages mixtes et de la natalité, la majorité blanche sera progressivement remplacée par une « majorité de minorités ». Or, à mesure que la majorité blanche décline, elle prend conscience de la précarité de sa position et devient plus défensive. Aux États-Unis, 75 % des électeurs blancs de Trump réclament moins d’immigration. Chez les partisans du Brexit, c’est 90 %. Et dans un sondage, tous les sympathisants — 100 % ! — du parti populiste AFD [principale opposition en Allemagne] étaient en accord avec l’affirmation « l’Allemagne perd sa culture ». Ce n’est pas l’économie qui motive le vote, mais les valeurs culturelles et identitaires.



Les craintes que génère cette transformation ethnique représentent selon vous l’enjeu politique le plus pressant du moment. Pourquoi ?


Tant que les questions identitaires et culturelles constitueront l’un des principaux clivages électoraux, elles relégueront dans l’ombre les autres enjeux importants, tels la croissance économique et les changements climatiques. Ces problèmes complexes seront difficiles à régler si nous restons empêtrés dans la polarisation actuelle.



Que peut-on faire pour s’extirper de cette situation ?


Il est important de dire que la véritable division n’est pas entre les Blancs et les minorités, mais entre ceux qui veulent débattre d’immigration et ceux qui refusent de le faire, sous prétexte que c’est raciste — ce qu’on observe particulièrement chez la gauche libérale. Étouffer le thème de l’immigration laisse toutefois le champ libre aux populistes, qui offrent aux électeurs ce que les principaux partis politiques refusent de leur donner. C’est ce qui s’est passé avec Trump aux États-Unis, où réduire l’immigration était tabou même chez les républicains. C’est aussi ce qu’on a vu lors du Brexit, où le camp du « Remain » a ignoré le thème de l’immigration, jugeant le débat perdu d’avance. Si nous voulons réellement contrer la montée de la droite populiste — qui peut venir avec bien pire que des politiques anti-immigration —, les grands partis doivent commencer par accepter de parler d’immigration.




Justement, comment parle-t-on d’immigration à des gens qui en veulent moins ?


Pour qu’ils appuient davantage l’immigration, il faut leur expliquer que, paradoxalement, les choses ne changent pas. Oui, des immigrants s’installent dans votre pays, mais ils s’assimilent et s’intègrent à la culture. Aux États-Unis, les protestants anglo-saxons ont longtemps constitué la majorité blanche, un groupe duquel étaient exclus les autres Blancs, dont les catholiques et les juifs. Avec le temps, ces groupes ont fusionné pour former une nouvelle majorité, qui partage une histoire et des repères communs. Un tel discours ne vient pas naturellement aux élites, mais c’est le message qu’une partie de l’électorat a besoin d’entendre. Pour que cela fonctionne, il faut toutefois adopter un rythme d’immigration avec lequel la population est à l’aise — plus le taux est élevé, plus l’opposition est grande.



Au Québec, le gouvernement de François Legault a été élu sous la promesse de réduire temporairement le nombre d’immigrants pour faciliter leur intégration. Que pensez-vous d’une telle politique ?


Cela me semble raisonnable. Il n’y a rien de mal à écouter le désir de la population et à ralentir — et non pas arrêter — l’immigration, dans la mesure où on ne cherche pas à exclure ou à stigmatiser un groupe en particulier, comme les musulmans. Dans un tel cas, ce serait du racisme.



Mais n’est-ce pas mal avisé, d’un point de vue économique, de diminuer le nombre d’immigrants dans un contexte de pénurie de main-d’œuvre ?


Certes, ce ne sera pas optimal sur le plan économique, mais c’est un compromis qui, selon moi, permettra d’arriver à une société plus harmonieuse.



Est-ce dire que l’approche de François Legault pourrait prévenir la montée d’un mouvement populiste au Québec ?


Je crois que oui, surtout si les autres partis embarquent dans le débat. L’un pourrait offrir une option légèrement différente, un autre pourrait suggérer d’augmenter l’immigration. L’important est que les électeurs aient du choix, au-delà d’une position pro ou anti-immigration.



Pour le moment, les demandes de Québec ont reçu un accueil glacial à Ottawa, en plus de susciter une levée de boucliers dans les médias anglophones. Vous affirmez justement que le Canada anglais est l’un des endroits au monde où critiquer l’immigration est le plus tabou.


Le Canada anglais est un cas unique. Toutes les conditions y sont réunies pour qu’un parti populiste de droite y émerge : le rythme du changement ethnique est très élevé, c’est l’un des pays qui a le plus haut taux d’immigration et, dans les sondages, près de 40 % des Canadiens anglais souhaitent réduire le nombre d’immigrants. Mais la rectitude politique est tellement ancrée au sein de l’élite politique et médiatique, tant à gauche qu’à droite, que toute forme d’opposition à l’immigration est étouffée. Il y a une demande, mais elle ne parvient pas à trouver d’offre. Cette stratégie peut fonctionner, mais c’est un pari risqué. Si la pression monte et que le couvercle saute, cette répression deviendra un atout dans le discours des populistes — les élites ne nous écoutent pas ! — qui résonnera chez une partie importante de la population. Il faudra voir ce qui se passera avec le nouveau parti de Maxime Bernier [qui propose de réduire l’immigration au Canada] lors des élections.



Vous affirmez qu’il est légitime d’avoir un sentiment d’appartenance à la majorité blanche. Que voulez-vous dire exactement ?


Je ne parle pas de la race, qui est une catégorie basée sur l’apparence physique, mais du groupe ethnique. Par exemple, les Blancs américains sont issus de différents groupes européens qui se sont mélangés pour former la majorité actuelle. Avoir un sentiment d’attachement modéré à son identité blanche est légitime, comme il est légitime d’être attaché à son identité noire ou chinoise. Évidemment, les Blancs ont un passé : l’esclavagisme, le colonialisme… Des gestes atroces ont été commis et il faut en reconnaître la responsabilité. Mais affirmer, comme certains activistes le font, que l’identité blanche est contaminée et qu’il est honteux de s’y reconnaître, c’est complètement névrosé ! De tels commentaires suscitent, une fois de plus, du ressentiment chez une partie de la population, et cela joue un rôle dans l’élection des populistes.



Est-il possible d’être fier d’être blanc sans être raciste ?


La recherche en psychologie montre que l’attachement à son groupe et la haine des autres groupes ne sont pas nécessairement liés. Aux États-Unis, les Américains qui se reconnaissent dans l’identité blanche ne sont pas plus hostiles envers les Afro-Américains que les Américains qui ne s’y reconnaissent pas. Ce qui est raciste, c’est lorsque son identité se base sur la haine des autres.



On peut être fier d’être blanc, on peut réduire l’immigration… De telles idées ne risquent-elles pas de légitimer le discours de la droite populiste ?


Bien au contraire. Si nous ne parlons pas de ces sujets, quelqu’un d’autre le fera et ce sera la droite populiste. Mieux vaut avoir une discussion calme et raisonnable que de leur laisser toute la place. Mon livre n’est d’ailleurs pas apprécié par l’extrême droite, qui voit la « majorité de minorités » dont j’annonce la venue comme un « génocide blanc ».



Êtes-vous optimiste ou pessimiste quant à notre capacité de discuter calmement d’immigration et d’identité blanche ?


Dans l’état actuel des choses, où la gauche continue de stigmatiser la majorité blanche et les conservateurs culturels avec sa large définition du racisme, je m’attends à ce que le problème empire. Il faut que la gauche devienne plus modérée, mais il y a une résistance énorme parmi les activistes.



Vous êtes un quart chinois, un quart latino, avec un héritage catholique et juif. Auriez-vous osé écrire un livre sur l’identité blanche sans ce bagage ?


Cela aurait certainement été plus complexe ! Si j’avais été anglo-saxon, il aurait été beaucoup plus facile de me coller l’étiquette de « raciste blanc » sans prendre le temps de considérer mes idées. J’espère que les gens comprendront ce que ce livre est réellement. Je suis le fruit de l’immigration et du mélange racial ; m’y opposer serait l’équivalent de signer mon arrêt de mort.