Canonisation du frère André

Le Maurice Richard de la foi

Le frère André est-il toujours un symbole de fierté ou est-il celui d'un Québec passéiste et résigné?

Frère André (1845-1937)



Rome — Né dans une famille pauvre, pas instruit, d'une humilité presque maladive, obligé de travailler très jeune et de s'exiler aux États-Unis, orphelin de père et malade par-dessus le marché, le frère André, qui sera canonisé par le pape Benoît XVI demain à Saint-Pierre de Rome, apparaît comme le prototype du héros canadien-français miséreux.
«C'est le paradoxe du frère André: il est le plus humble de tous, mais il fera construire l'oratoire Saint-Joseph, un des plus gros lieux de pèlerinage du monde», explique l'historien Guy Laperrière, de l'Université de Sherbrooke. Est-ce au nom de cette même humilité que l'on continue à appeler «oratoire» la basilique qui trône sur le mont Royal? En français, un oratoire est pourtant la plus petite des chapelles!
Denise Robillard, qui a écrit l'histoire de l'oratoire, n'hésite pas à dire que le frère André est le prototype du héros québécois. «C'est quelqu'un de peu instruit, de pas inquiétant, qui accueillait les malades. On venait se confier à lui. Il était portier, ce qui veut dire qu'il accueillait les gens. En passant, c'était une formidable ouverture sur le monde.»
Le salut des siens
Martin Meunier va jusqu'à affirmer que le frère André est «une sorte de Maurice Richard de la foi catholique. C'est un "virtuose" rempli de la certitude de sa grâce. Le frère André n'a pas de vanité, il n'a qu'une mission. Et, comme Maurice Richard, celle-ci concerne d'abord le salut des siens. C'est peut-être pourquoi la canonisation du frère André est tant saluée, même par un peuple qui se définit de moins en moins comme catholique.» Ce sociologue des religions trace d'ailleurs un parallèle entre le Forum et l'oratoire, deux temples ou la victoire vient après de longues souffrances.
On ne connaît pourtant à peu près pas d'opinions politiques au frère André dans ces années troublées, traversées par la guerre et la renaissance du nationalisme canadien-français, avec Henri Bourassa. À l'exception d'un anticommunisme virulent et d'une anecdote concernant sa rencontre avec l'évêque de London, Mgr Fallon. L'ennemi juré d'Henri Bourassa défendait alors l'interdiction des écoles françaises en Ontario et traitait les Canadiens français de «fanatiques». Le frère André aurait lancé à son visiteur: «C'est vous qui faites de la misère à nos frères de l'Ontario?»
«La simplicité et l'humilité du frère André, c'est un peu le caractère des Québécois, dit Denis Vaugeois. Ça nous convient assez bien.» L'historien rappelle que c'est le frère André qui avait converti Maurice Duplessis à la dévotion à saint Joseph. Les deux hommes s'étaient connus l'époque où Duplessis étudiait au collège Notre-Dame.
Une religion triomphante
Ce n'est pas dans les années 50, comme on le dit parfois, que l'Église domina sans partage la vie des Canadiens français, mais au début du XXe siècle. C'est l'époque d'une religion triomphante. En 1910, Montréal accueille le 21e congrès eucharistique international, le premier à se tenir hors d'Europe, comme le rappelle Micheline Lachance dans sa biographie (Frère André, Éditions de l'Homme). Henri Bourassa y prononce son plus célèbre discours, dans lequel il réclame «le droit de vivre» dans leur langue pour la «poignée» de Canadiens français qui ont si bien servi l'Église.
«C'est l'époque où les vocations sont les plus fortes, explique Guy Laperrière. C'est aussi une grande période de bouleversements sociaux. Plus d'un million de Canadiens français se sont exilés aux États-Unis. La prospérité économique est grande, mais les conditions de vie des agriculteurs qui quittent leur terre pour Montréal sont épouvantables. La pensée sociale de l'Église se développe avec les syndicats catholiques et l'Institut du bon conseil.»
Exode vers les villes, misère urbaine, ferveur religieuse sans pareil, les conditions de l'apparition d'un thaumaturge, comme on surnommera le frère André, sont présentes. Saint Joseph n'est-il pas le patron des ouvriers? «C'est aussi le patron de la bonne mort, dit Laperrière. On l'invoque même pour des raisons financières.»
Une religion populaire
Martin Meunier voit dans le frère André «une figure de la religion populaire qui s'oppose en un sens à la religion des clercs», celle du haut clergé. Pour Denise Robillard aussi, le frère André est un pur «représentant de la tradition des religions populaires. Les miracles, ça ne s'explique pas et ce n'est pas important qu'on le sache. À cette époque, la médecine n'était pas aussi évoluée qu'aujourd'hui.»
Le culte voué au frère André dépasse en effet les institutions. Durant la seule année 1910, on lui adresse 24 000 lettres pour lui demander des faveurs. À son décès, un million de personnes défilent devant sa dépouille pendant plusieurs jours. La construction de l'oratoire est d'ailleurs une opération rentable. Il se finance tout seul. Deux millions de personnes y défilent encore chaque année.
Pourtant, selon Laperrière, l'archevêque de Montréal, Mgr Bruchési, sera très tôt associé à ce qui se passe à l'oratoire. Pour lui, il ne fait pas de doute que c'est le Lourdes du Canada. Dès 1910, il fait visiter la montagne aux évêques du monde entier. L'Église est évidemment soucieuse de rassembler ses ouailles, qui quittent en masse les campagnes pour la ville.
Le «vieux frotteux»
Mais le frère André n'a pas que des amis. Les médecins en particulier sont loin de voir d'un bon oeil le «frotteux» du mont Royal (il frotte les malades avec de l'huile de saint Joseph). Les protestants sont aussi enclins à dénoncer ce genre de pratiques superstitieuses. Le journaliste anticlérical Godfroy Langlois, qui dirige le journal Le Pays, les pourfend lui aussi. Même certains religieux se tiennent loin de ce genre de manifestations dont on ne sait jamais à partir de quand elles sombrent dans le fétichisme et l'idolâtrie. L'évêché diligente une commission pour s'assurer au moins que le frère André n'est pas un illuminé.
Du milieu du XIXe siècle au début du XXe, c'est la grande époque des «miracles». À Lourdes, le surnaturel sévit depuis 1858, date des «apparitions» à Bernadette Soubirou. Depuis, on allègue pas moins de 7000 «guérisons», dont 67 seraient reconnues par l'Église. Contrairement à Lourdes, l'oratoire Saint-Joseph ne possède pas de bureau médical afin de répertorier chaque cas.
Partout, ces «miracles» ont des points communs. Ils concernent presque toujours des guérisons, la majorité des miraculés sont des femmes, la plupart viennent du petit peuple et des couches peu instruites. «La liste des guérisons donne une image de ce que les gens estiment à la portée de la prière à un moment de l'histoire et un lieu déterminé», écrit le sociologue belge Pierre Delooz. On ne connaît presque pas de «guérisons miraculeuses» d'affections cardiovasculaires, du sida, de cancers de la prostate et du poumon. Leur nombre baissera à peu près partout avec le déclin de la foi dans les années 1940 et 1950.
Mais toutes ces données semblent finalement de peu d'importance pour ceux qui ont la foi. «Le frère André fait partie de notre culture, dit Denise Robillard. C'est un des nôtres qui a été aimé. Il nous donne une leçon d'humilité.» Pour Martin Meunier, «la canonisation du frère André est la reconnaissance d'une religiosité qui a été celle du peuple et de nos ancêtres. Une mémoire qui ne peut s'extirper d'un certain Canada français urbain, toujours travaillé par la sensibilité de naguère.»


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