Le malaise du sarkozysme - question à Alain Finkielkraut

L'aspiration au juste rend l'utile antipathique

Élection présidentielle française

ALL JUX - Alain Finkielkraut nous interpelle: pourquoi tant d'antipathie pour un président ?
Parce qu'il est l'héritier d'une mentalité, d'une idéologie épuisées.
Il est le porteur d'un discours qui a fini de désespérer l'opinion depuis deux cents ans, à l'entretenir dans l'illusion d'un bonheur fondé sur l'accumulation. Le comportement jugé caricatural du chef de l'Etat et ses excès font sentir la limite du modèle et la nécessité de réfléchir à un autre (Giorgio Agamben y appelle clairement).
Les étudiants en droit des obligations connaissent le débat de "l'utile et du juste" et le courant solidariste en réaction à la conception libérale tirant d'une égalité théorique des parties le caractère obligatoire du contrat. "Qui dit contractuel dit juste" peut s'interpréter dans les deux sens. Il l'a été longtemps dans un sens seulement.
Notre droit est patrimonialiste.
Il défend avant tout la propriété, les biens. Le droit de propriété est inviolable dans la déclaration des droits de l'homme et du citoyen, qui ne dit rien en revanche sur la vie. On a ainsi longtemps tué au nom du droit de propriété (l'archéologie ne relève pas de trace de violence sur les ossements avant l'avènement de la sédentarisation et de la propriété).
La hiérarchie est ainsi posée au sommet de l'ordre juridique français depuis 1789.
Le statut de la femme mariée du code de civil de 1804 la privait de personnalité juridique. Une potiche, une incapable. C'est contre cette conception que les femmes se sont battues pendant deux siècles. Elles n'ont pas fini de le faire (en politique notamment).
Le droit français n'est pas personnaliste, il ne défend pas le respect de la personne, mais matérialiste, il s'attache à protéger les biens et le droit de propriété. C'est un droit bourgeois, libéral, comme la Révolution qui l'a consacré.
Une réaction sociale a initié une réflexion tendant à rééquilibrer le commerce juridique, que résume la citation Lacordaire : "Entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c'est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit"
L'idéologie socialiste a modifié l'approche sans toutefois remettre la conception matérialiste du droit en cause. La propriété a subsisté comme élément fondamental de l'ordonnancement social. Elle est seulement devenue collective, en gardant les mêmes obligations (voir la constitution brejnévienne). Le communisme n'est qu'un capitalisme centralisé, un capitalisme d'Etat. Le lecteur s'interrogera sur les convergences du régime américain et du régime chinois.
Le solidarisme a tenté d'équilibrer "la loi des parties". Il n'a pas connu le succès qu'il méritait, même s'il a inspiré la jurisprudence dans l'affirmation des obligations à la charge de certains contractant, notamment à l'obligation d'information ou de conseil.
Plus le droit progresse dans l'affirmation de son souci à veiller à la volonté des parties, à préserver leur autonomie, l'équilibre, le respect des personnes, la protection du faible, plus la réaction des privilégiés à l'affirmation d'un tel droit s'exprime de façon excessive devant le risque de perdre leurs avantages.
C'est ce qu'incarne - inconsciemment peut-être - le président de la République par ses choix, ses projets et son comportement.
Le Fouquet's s'interprète de plus en plus comme un banquet célébrant la victoire des nantis ; le détournement - avéré ou supposé mais vécu comme tel - de l'appareil judiciaire au profit d'une classe aisée devient insupportable ; la mainmise sur la presse par un réseau d'amis fortunés ; etc. L'actualité qui se plaît à charger toujours plus le tableau caricatural d 'un pouvoir empêtré dans les poncifs bourgeois donne de la soirée du Fouquet's l'image d'une conjuration. Le président ne réussit pas à se défaire, de son image, bien au contraire, tout empire avec le temps : "Amédée ou comment s'en débarrasser".
Si la présidence n'apprécie pas "la Princesse de Clèves", c'est Balzac ou Flaubert à l'époque du numérique. Il offre le spectacle de Bouvard et Pécuchet à une France qui attend Cyrano de Bergerac - ou Ruy Blas. L'aspiration au juste rend l'utile antipathique.
L'exaspération populaire exprime l'impatience. Les promesses ne sont pas tenues et pas seulement depuis deux ou trois ans.
L'illuminisme révolutionnaire est épuisé.
Il survit sur l'inertie de la Terreur, caution du discours de la "Patrie en danger" qui sert encore dans le discours sécuritaire.
Cet illuminisme est à revoir parce qu'il n'est plus en phase avec la mentalité moderne élevée dans le respect de la personne humaine (ce qui explique que l'opinion n'admet pas le scandale managérial comme à France Télécom), le patriotisme constitutionnel, les droits de l'homme, l'exigence d'une justice indépendante et impartiale, ...
L'opinion a de nouvelles revendications depuis 1945. L'idéologie française n'en a pas conscience.
Le XX° siècle a conceptualisé et systématise juridiquement le juste (protection internationale des droits de l'homme) en réaction aux excès des totalitarismes qui sont l'expression politique paroxystique de l'utile (voir Total en Birmanie, et bien d'autres ailleurs).
L'ère bourgeoise a donc vécu, l'appétence matérielle est triste, la production de masse, la consommation de masse, les sports de masse, les loisirs de masse, le fast-food, la spéculation financière ont fini de "désespérer Billancourt".
Le mécontemporain aspire plus à un monde humain que rentable. 95% des gens ne partagent pas les excès des 5% qui entretiennent le bruit médiatique. La nature humaine est de vivre en paix, à l'image du poète.
La soumission de l'opinion aux médias fait que l'affirmation de l'esprit critique se fait par défaut.
Il se mesure par la baisse de l'indice de conjoncture des ménages. Cette baisse montre une opinion qui ne se satisfait plus d'un monde d'apparences et de formalisme. C'est la marque d'un progrès intellectuel et d'une exigence plus grande. L'opinion ne se contente plus seulement de la lettre de la loi mais revendique la conformité à son esprit, l'esprit du juste. L'utile prend un coup de vieux, n'en déplaise aux hédonistes.
Rien de révolutionnaire ou de très neuf cependant, Isocrate l'écrivait déjà : "Les peuples sagement gouvernés ne doivent pas couvrir de lois leurs portiques, mais ils doivent avoir la justice dans le coeur."
La pensée politique française a 2.400 ans de retard sur son opinion.
Le président semble donc focaliser avant tout cette anachronicité accumulée. Il a pris le pouvoir au moment où celle-ci confine à l'exaspération, à l'overdose.
Tout est sujet à polémique.
La volonté à faire disparaître les lettres classiques du programme devient évidente. Jacqueline de Romilly s'est battue pour la défense des lettres classiques pour prévenir l'inertie de la médiocrité et de la vulgarité que le philosophe admet en début de son interview.
Le comportement et le discours présidentiels synthétisent un ressentiment général.
Le philosophe de Polytechnique souhaite ramener l'opinion à la raison.
Il nous propose un commentaire rappelant la chute d'Icare de Bruegel, en suggérant que ce n'est pas tant le président qui se brûle les ailes que l'opinion à force de surenchères dans la critique. Le caractère dramatique du tableau ne naît pas tant de la chute du héros que de l'impassibilité des témoins de la chute. L'Etat est impassible aux souffrances des familles de Karachi, à la veuve du juge Borrel, aux victimes d'Outreau, ... Comment s'étonner que l'opinion ne s'émeuve pas du sort de l'homme incarnant un tel Etat ?
Je serai moins compréhensif en revanche pour le philosophe quand il dit comprendre le procureur Courroye s'inquiéter des dangers d'une société qui pourrait se repaître des indiscrétions numériques. C'est étonnant de sa part dans une société adoptant des lois (Perben, Hadopi, Loppsi, ...) justifiant la violation de la vie privée et des correspondances. Une telle contradiction signale les tentatives ultimes d'un modèle bourgeois à garantir le patrimoine contre l'individu. L'utile contre le juste.
Le président s'attire l'antipathie d'un régime, ou plutôt les conséquences de la captation de la "démocratie" au profit d'une partie de la population. Il n'y a pas que l'homme à changer. La mentalité administrativo politique est à revoir, parce que ce n'est pas un homme seul explique la faillite du pouvoir. D'un pouvoir au service de l'argent. Une république Louis Philipparde.
Le président paraît dès lors inutile parce que le régime qui le sert et qu'il dirige paraît de plus en plus injuste.
C'est le débat de l'utile et du juste qui s'est invité en politique.
Il faut voir le bon côté des choses.
Notre président, dans ses excès, fait la promotion, à son corps défendant, de la common decency. Et c'est très bien.
Il aurait été intéressant de savoir si Alain Finkielkraut a quelque chose à nous dire sur l'épuisement possible de l'illuminisme français et l'exaspération de l'opinion à l'égard d'un président qui en est le héraut. S'il y voit un lien et la nécessité de revoir l'idéologie contemporaine, la dépoussiérer de ses mythes et de ses mensonges pour la réconcilier avec une opinion qui se détourne des vertus de la République pour avoir constaté qu'elles ne sont que des obligations dont on s'exonère à partir d'un certain niveau de revenus.
Le malaise du sarkozysme dépasse donc le simple clivage gauche-droite. Il est profond et il oblige à une étude critique des Lumières et de ses avatars. C'est risquer de remettre en cause l'apport philosophique et politique de la France mais cela paraît néanmoins nécessaire pour réconcilier le peuple et ses élites.
Ne pas le faire ne conduira pas à une révolution mais à la désertification. Le temps des révolutions n'existe plus en Occident. Les gens préfèrent s'en aller. L'émigration des jeunes illustre un phénomène qu'on ne peut ignorer.
Voilà un sujet sur lequel il aurait été intéressant d'entendre disserter Monsieur Alain Finkielkraut.
Quelle est son analyse, ses solutions ?
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ALL JUX


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