Le Libertarisme est-il moderne ?

Lecture d’Anarchie, Etat et Utopie de Nozick

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Tribune libre

Avant de présenter le libertarianisme (ou libertarisme), il convient de le dissocier du libéralisme, malgré plusieurs points communs.


Le libéralisme comme théorie politique


Le concept est essentiellement politique. Le libéralisme exige de l’Etat qu’il protège les droits et la liberté de chaque individu. En Amérique du Nord et en Grande-Bretagne, les libéraux sont considérés comme situé au centre-gauche, contrairement à l’Europe continentale qui les situe à droite de l’échiquier politique, notamment pour leurs positions pro-marché.


Le libertarisme comme théorie philosophique


Le libertarisme est une philosophie politique mettant l’accent sur la liberté de l’individu, avec le moins d’intervention possible par l’Etat dans les affaires des citoyens (d’où la corrélation entre libertariens et anarchistes). Le principe directeur du libertarianisme est “vivre et laisser vivre”. Le terme a été utilisé vers la fin du 18ème siècle dans les débats opposant libre arbitre et déterminisme.


Ils ont ainsi en commun une forme d’anti-étatisme. Mais la distinction entre les courants est fondamentale : chez les libéraux, la liberté est garantie par l’Etat, alors que chez les libertariens, la liberté se construit et s’exprime sur le recul de l’Etat. Plus l’Etat est faible, plus libres sont les individus.


Nozick : Anarchie, Etat et Utopie


Nozick a posé la plupart des concepts phares du libertarisme dans son ouvrage Anarchie, Etat et Utopie. Il y défend la théorie de l’Etat minimal, dont les fonctions sont :



  • de protéger les individus contre la force, le vol, la fraude

  • d’assurer le respect des contrats


Tout Etat qui irait au-delà de ces deux missions irait, selon Robert Nozick, violerait les droits des individus.


L’Etat doit ainsi est le garant du libre-échange. La justice libertarienne est ainsi très corrélée à la protection du marché, et partant, du capitalisme. En corollaire, c’est le refus de l’Etat-Providence qui est posé :



L’Etat ne saurait user de la contrainte afin d’obliger certains citoyens à venir en aide aux autres.



Nozick présente une théorie des droits de propriété fondée sur 3 principes :


1/ légitimité des échanges :



  • si chaque personne possède un droit légitime et entier sur les biens qui lui appartiennent, alors toute répartition de biens résultant d’échanges entre adultes consentants est juste (pour les libertariens, la prostitution, les stupéfiants ou les jeux ne font pas exception à cette règle). Par conséquent, seule la répartition des biens provenant d’échanges libres est juste. Ainsi, toute taxation des échanges est injuste.


2/ légitimité de la répartition initiale des droits de propriété


3/ Correction de l’injustice : Réattribution des droits de propriété acquis illégitimement


Dans la société libertarienne, le rôle de l’Etat n’est pas de limiter l’intérêt individuel des individus, mais au contraire de laisser s’exprimer les penchants individualistes, car ce sont eux qui fonderaient le tissu social. Les déséquilibres dans la répartition des biens (qui est la base de la réflexion de la Théorie de la Justice de Rawls) ne sont pas un problème en soi pour Nozick : un individu peut choisir de donner une partie de ses biens à un autre, puisqu’il dispose d’un droit absolu sur ses propriétés. Il est inutile de séparer la production des richesses de leur répartition.  En creux, on voit en quoi bien ce que Nozick apporte de neuf : toute politique de redistribution, telle que définie par Aristote dans sa Politique, rompt les codes de l’équité et détruit l’égalité car elle tombe nécessairement dans une égalité géométrique.


L’exemple de Chamberlain


Nozick appuie ses arguments sur un cas concret, celui du joueur de basket Chamberlain. Il pose à son propros la question : les revenus du joueur sont-ils justes ? Deux situations successives s’offrent à nous :



  • Situation 1 (S1) : la répartition est juste car c’est le talent du joueur qui attire le public. Le club reverse au joueur une partie du profit qu’il tire de la vente des billets

  • Situation 2 (S2) : les spectateurs ont volontairement acheté leur billet, donc le joueur a un droit absolu sur les richesses accumulées, même si, dans la situation 2, un individu a consommé toutes les richesses de la situation 1.


Si S1 est juste, alors S2 est juste selon Nozick.


On remarque cependant que Nozick ne justifie pas la légitimité de S1.


Critiques du libertarisme de Nozick


Rousseau, dans le Discours sur les Inégalités, affirme dans un brillant récit que la première appropriation est une imposture. Seul le travail fonde la légitimité de la propriété, transforme la possession en propriété :



Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : “ceci est à moi”, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : “Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne.”



Si l’on remet en cause la propriété, c’est l’ensemble du système nozickien qui s’éffondre. Or, Nozick ne s’attaque jamais à la délicate question de la première appropriation.


La deuxième critique peut venir de John Rawls. Selon le théoricien de la justice, les talents individuels sont immérités, car liés aux circonstances sociales et à la loterie naturelle, donc on ne saurait reconnaître de droit absolu sur les ressources résultant de l’exercice des talents d’un individu (Chamberlain est doué pour le basket, mais ca ne fait pas de lui le propriétaire exclusif des bénéfices que cela lui procure selon Rawls). Les individus peuvent réclamer, non la propriété de la terre, mais seulement ce qui est le résultat de leur travail sur cette même terre (Chamberlain peut être payé au nombre de billets qu’il a vendu ou au nombre de panier qu’il a marqué) : la propriété juste n’est pas absolue.


Conclusions de l’analyse


Le lien entre individualisme possessif et droit absolu ne répondent pas à la double exigence de la modernité politique, à savoir la conciliation de la dignité de soi et de la juste redistribution. Au final, nous pouvons conclure que le libertarisme, s’il apporte de précieux gardes-fous à l’interventionnisme étatique tous azimuts, reste un individualisme.


Les libertariens pensent sauver tout le monde de l’aliénation, ils ne sauvent en réalité que les propriétaires, les autres (les non-propriétaires) restent contraints de vendre leur force de travail, d’être des instruments, donc de vivre dans une relation de dépendance. Nozick admet même que l’amélioration des conditions matérielles d’existence compense la perte d’indépendance des non-propriétaires. Or, la liberté ne se vend pas. Pour sortir de l’individualisme et de l’égalité purement formelle, une redistribution corrigeant la loterie naturelle, telle qu’envisagée par Rawls notamment, semble la voie la plus sûre.



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