Le Français dans l’Armée canadienne

Tribune libre


Entendons-nous d’abord sur la définition du français dont il est question dans le problème qui nous préoccupe. Il s’agit du FRANÇAIS FORMEL, non de la langue poétique, littéraire ou chantée, encore moins des patois, dialectes ou expressions colorées.
Une langue formelle, c’est une langue d’ÉTAT, une langue sans laquelle un État n’existerait pas. Cette langue est simple, rigoureusement correcte, précise et exigeante quant au choix des termes, de la construction des phrases et des textes. À cette fin, son propos très nuancé doit être fondé sur des universaux, qui permettent une communication plus étendue.
Une population qui ne connaît ni les universaux et ne possède aucune langue formelle ne peut fonder d’État. Pourquoi : parce que le pouvoir est complètement dans ses communications. Il n’y a pas à en sortir. Plus la langue est perfectionnée, verbale et surtout écrite car les écrits restent, plus étendue et efficace sera la communication et plus solide sera l’État qui s’en sert.
Lorsqu’on ne se comprend pas, faute d’une langue qui ne permet aucune communication d’envergure, on ne va nulle part.
Les deux assises principales des communications qui font l’État comprennent le territoire pris en possession et systématiquement organisé dans des espaces OEKOUMÈNES et deuxièmement : une langue d’État.
Pour le comprendre, prenons le cas de trois États et de leur langue formelle.
La Chine, qui n’existerait pas sans son territoire et le Mandarin, langue d’État s’il en est une. Au cours de 6000 ans d’histoire, la Chine s’est relevée d’innombrables épreuves qui ont agrandi son champ de conscience et sa puissance d’expression et de communications, en Mandarin bien entendu autrement l’agir collectif ne peut avoir aucune envergure.
Israêl, qui n’existerait pas sans le territoire conquis par le mouvement sioniste et l’Hébreu, langue d’État qui remonte plusieurs millénaires en arrière. Ce petit peuple qui a rédigé la Torah, le Talmud et de nombreux livres savants et avancés depuis des millénaires fait peur au reste du monde par son savoir, lequel savoir serait inexistant sans l’Hébreu, langue fascinante que j’ai essayé d’apprendre chez les Rabbins dans les Synagogues. Quoi de plus simple pour nous que d’en faire autant avec le Français, qui a toutes les caractéristiques d’une langue formelle et savante?
L’Allemagne, qui n’existe comme grand État depuis 1871 seulement, après 2000 ans d’histoire, mais qui n’existerait toujours pas comme État sans le Hochdeutsch, le Haut Allemand, qui n’existe que depuis le 15e siècle. Peu portés vers la fondation de grands États, les Allemands sont des gens de patelins qui vivent depuis des millénaires dans plus de 100,000 hameaux, qu’ils appellent des « heim ».
En plein centre de l’Europe, ce peuple de hameaux est demeuré pendant des millénaires vulnérable aux attaques en provenance de l’extérieur, sans défense parce que le territoire, très oékoumène pourtant, est indéfendable sans un grand État et une redoutable armée. Il fallait aux Allemands une langue d’État et le Hochdeutsch s’y prêtait depuis longtemps mais trop de monde refusait de l’apprendre. Autrement, les Allemands ne parleraient que des dialectes et aucun dialecte ne permet une communication efficace à grande échelle.
Pourtant, très exigeant, le Hochdeutsch avait été introduit d’abord par Nicolas de Cues, moine et cardinal du Moyen Âge et perfectionné par d’autres, dont Martin Luther. Peu à peu, les universités, qui utilisaient le latin et le grec, et finalement les princes, ont fini par l’introduire et lorsque Frédéric de Prusse décida de fonder les bases d’un grand État allemand à partir de 1755, État qui fut parachevé sous Bismarck en 1871, le Haut allemand avait fait son chemin.Je me demande si les Nazis le connaissaient ?
Au cours d’un séjour prolongé en Allemagne, j’avais constaté que beaucoup de gens ordinaires ne connaissaient pas le Hochdeutsch, ce qui ne semble pas être le cas de l’État allemand d’Angela Merkel, que j’ai visité récemment, de Berlin à Kiel en Allemagne du nord, en passant par Hambourg.
Né sous Charlemagne vers l’an 800, le Français n’existe comme langue d’État que depuis l’ordonnance de Villers-Cotterêts, rendue par François 1er, entre le 10 et le 25 août 1539.
Depuis ce temps, il s’est amélioré continuellement comme langue d’État alors que le Français littéraire faisait aussi de remarquables progrès. Faute de quoi, la France ne serait pas devenue le pays avancé qu’elle est devenue, à mon avis plus avancé que l’Angleterre et l’Allemagne. Je ne comprends absolument pas l’engouement des Français pour l’Anglais, alors que le Français est chargé de potentiel inexploré.
Quant à l’Anglais, sa période formative comme langue d’État remonte sans doute à l’invasion normande de 1066, qui introduisit le Normand moyen et aussi le latin et le grec dans la langue de l’administration anglaise. L’anglais original était le Plattdeutsch, dialecte populaire originaire d’Allemagne du nord. Langue des Ligues Hanséatiques, il s’est répandu en Angleterre et a dominé le commerce dans toutes les mers du Nord de l’Europe.
Et maintenant passons à l’Armée canadienne que je connais bien pour y avoir fait carrière.
Depuis les cadets au Plateau dans le parc Lafontaine à Montréal et au cours des vingt années qui suivirent, tout l’entraînement se déroulait en anglais d’Angleterre. Tous les manuels d’instruction, ou presque, venaient de Londres et longtemps après la seconde Guerre mondiale, les instructeurs, officiers et sous-officiers, venaient d’Angleterre.
Comme officier, nous devions nous habiller comme les officiers britanniques et faire confectionner nos nombreux uniformes pour différentes occasions sur Saville Row (une rue de Londres bordée de boutiques élégantes dans le chic quartier de Mayfair), alors que même le salaire des généraux ne permettait pas de telles dépenses.
L’officier anglais devait appartenir à la bourgeoisie et moi, je n’étais qu’un prolétaire originaire de Saint-Henri dans Montréal. J’ai passé ma carrière militaire à vivre à crédit. Je peux vous écrire un livre sur l’économie militaire comprenant comparaisons avec d’autres armées que j’ai connues. Je pourrais également vous en écrire un autre sur l’introduction des syndicats militaires, notamment chez les Allemands, les Hollandais et les Finlandais.
C’est au cours d’un séjour de deux ans à examiner des milliers de dossiers au Quartier Général de la rue Atwater à Montréal que j’ai appris l’Anglais formel. Même dans les communications verbales, le Français était interdit. C’était entre 1953 et 1955.
Ce qui n’était pas interdit, c’était de parler joual, de jurer, de sacrer comme des charretiers, de raconter des histoires de cul, en joual bien entendu, ce qui faisait rire les Anglais qui se moquaient de nous.
Par contre, lorsqu’il fut question d’introduire le Français formel dans l’armée, langue rigoureuse et exigeante, alors ce fut autre chose.
Ma première expérience de ce genre date de l’été 1966, au camp d’entraînement de Borden en Ontario, à la Royal Canadian School of Infantry.
Comme capitaine d’infanterie avec 10 années d’expérience, en Europe et en Afrique équatoriale, je devais instruire et préparer vingt jeunes lieutenants de langue française pour remplir des tâches dans certains pays en guerre, notamment au Moyen-Orient.
Malgré les ordres, j’avais décidé de les instruire en français formel, que j’avais appris à la faculté des lettres de l’Université de Montréal, dont le secrétaire était alors Jean Houpert, un lorrain tourné vers les langues formelles et administratives.
Le refus de l’administration du camp Borden fut sans équivoque. « Marcel, it’s NO ».
Sauf que « Marcel » est capable d’écrire en anglais formel. J’envoyai donc au commandant de la base une lettre rigoureusement correcte dans laquelle j’exprimais mon désaccord et dans laquelle je ne demandais rien de moins que d’être envoyé en dehors du camp et retourné à ma base à la Citadelle de Québec avec lettre explicative pour le commandement militaire de la région.
Le lendemain matin, le commandant de la base de Borden me fit savoir que les cours en français pouvaient commencer tout de suite. J’avais gagné mais pour combien de temps? Je savais que la majorité des officiers de langue française ne connaissent toujours pas le Français formel.
Les lieutenants que je devais instruire comptaient alors dans leurs rangs Maurice Baril, devenu plus tard général et chef d’État-major des Forces armées canadiennes. Plusieurs autres lieutenants de cette classe sont devenus généraux et colonels.
La seule arme véritable contre l’Anglais et surtout l’Anglais formel, c’est le Français formel, très exigeant il faut le dire.
Cinq ans plus tard, officier d’État-major au Quartier Général de la Force Mobile, à Saint Hubert, tout était à refaire. Le commandant de la base de Montréal, au 3530 rue Atwater, avait été jusqu’à porter plainte contre moi pour avoir osé écrire des documents officiels en français. C’était en 1971, deux ans après l’adoption par Ottawa de la Loi des langues officielles.
J’ai poursuivi la rédaction de documents en français, sachant que ma carrière militaire était compromise par mon « insubordination » et effectivement, je fus mis à la retraite quatre ans plus tard, sans promotion, mais non sans avoir pris le temps de publier le document secret Neat Pitch, qui aurait pu me valoir la cour martiale et 40 ans de prison, mais j’étais en position de force. Ceci est une autre histoire.
Nous ne gagnerons notre guerre que dans la mesure où nous saurons effectivement nous servir du français d’État. Autrement nous allons continuer de nous énerver et de piétiner.
JRMS

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René Marcel Sauvé217 articles

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J. René Marcel Sauvé, géographe spécialisé en géopolitique et en polémologie, a fait ses études de base à l’institut de géographie de l’Université de Montréal. En même temps, il entreprit dans l’armée canadienne une carrière de 28 ans qui le conduisit en Europe, en Afrique occidentale et au Moyen-Orient. Poursuivant études et carrière, il s’inscrivit au département d’histoire de l’Université de Londres et fit des études au Collège Métropolitain de Saint-Albans. Il fréquenta aussi l’Université de Vienne et le Geschwitzer Scholl Institut Für Politische Wissenschaft à Munich. Il est l'auteur de [{Géopolitique et avenir du Québec et Québec, carrefour des empires}->http://www.quebeclibre.net/spip.php?article248].





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6 commentaires

  • Marie-Hélène Morot-Sir Répondre

    29 avril 2013

    Monsieur Sauvé, malgré ce qu'écrit Monsieur 53, vous avez j'en suis certaine toute notre gratitude pour ce que vous nous apprenez et nous expliquez, nous aimons vous lire et votre expérience nous intéresse profondément... Même s'il y a peu de commentaires pour vous le signifier et vous en remercier.
    Je me permets de rajouter quelques renseignements sur cette Ordonnance de Villers Cotterêts si importante pour notre langue française.
    Bien cordialement,
    Marie-Hélène M-S
    L’Ordonnance de Villers Cotterêts, est le véritable acte de naissance de la langue française, elle comprenait 192 articles,elle a été signée par François Ier le 15 août 1539, puis enregistrée au Parlement de Paris le 25 août suivant :
    Elle impose le Français, la langue d’Oïl du Bassin Parisien et du Val de Loire, dans tous les textes civils et juridiques et tous les actes officiels à la place du latin.
    Ceci permettra pour les actes notariés ou judiciaires d’être enfin accessible au peuple.
    C’est une force donnée au Français qui va le faire progresser, ce sera un instrument de centralisation, en gommant peu à peu la pratique des langues régionales.
    Sur le plan religieux,cette ordonnance impose aux prêtres de tenir des registres paroissiaux pour l’État Civil naissance/décès avec des règles d’enregistrement, date et heure, les bébés doivent être déclarés sous le nom de leur père et non plus désormais de leur seul prénom, la démographie s’accentuant on n’arrivait plus à distinguer les individus entre eux !
    Ce sont les prémices de notre futur Etat Civil.

  • Archives de Vigile Répondre

    28 avril 2013

    Dans le cas du Canada,une réalité politique s'est rapidement imposée après la guerre d'indépendance américaine, écrit Charles Calomiris dans son article. « Pour garger le Canada au sein de l'Empire, les dirigeants britanniques ont dû procéder à toutes sorters d'expériences institutionnnelles visant à augmenter le degré d'autodétermination de leurs sujets canadiens tout en limitant le pouvoirpolitique de la large population francophone. Ce n'était pas simplement du chauvinisme, c'était vu coomme condition essentielle pour faire du Canada une colonie économiquement viable. »

  • Archives de Vigile Répondre

    28 avril 2013


    L,argent est le trosième facteur du pouvoir et nous y arrivons.
    JRMS

  • Archives de Vigile Répondre

    28 avril 2013

    ésuite... L'article scientifique d'une cinquantaine de pages présenté ce jour-là par le Professeur Charles Calomiris est tiré d'un bouquin qu'il est sur le point de publier où il cherche à comprendre pourquoi certains pays développés, commme les États-Unis et l'Espagne, on connu plusieurs crises financières depuis 1970, alors que d'autres comme le Canada et l'Australie, n'en ont connue aucune. Il arrive à la conclusion que les rapports de forces politiques sont plus importants qu'ont ne le croit généralement dans la définition des cardres de fonctionnement du système financier d'un pays, et qaue les systèmes les plus performants et les plus stable sont ceux qu'on a su garder relativement centralisés et isolés des pressions particulières des banquiers ou de sous-groupe de la société.

  • Archives de Vigile Répondre

    28 avril 2013

    M. Sauvé, je constate qu'on ne se boucule pas aux portes
    pour vous exprimer sa gratitude de ce que vous nous enseigner. Comme disait feu mon spy... l'ignorance cause de grand trouble.
    Mais là n'est pas le propos dont je voudrais vous entretenir...
    Perspectives -- Le prix de la stabilité
    15 avril 2013 Eric Derosiers Actualité économiques
    Consulter l'article.
    L'accès aux pouvoirs financiers a été de tout temps un enjeu crucial dans le développement économique des nations.
    De toutes les nations.
    On dirait le discours d'un président de la Société Saint-Jean-Baptiste un soir de 24 juin ou un autre chapitre de La
    Bataille de Londres de l'historien Frédéric Bastien : on y dit que le secret de la prodigieuse solidité des Banques canadiennes découle de la vololnté des anciennes élites anglophones d'empêcher les Canadiens français d'en prendre le contrôle. Et pourtant, cette thèse a été défendue lors d'une conférence organisée par la Réserve fédérale d'Atlanta, en Georgi, par un expert des institutions financières de l'Université Columbia, à New York. à suivre... rg

  • Archives de Vigile Répondre

    28 avril 2013


    N.B. J'ai appris plus tard que de nombreux officiers
    allemands de la Wehrmacht s'habillaient aussi chez Saville Row. Pendant la guerre, les commandes passaient
    par la Suède. Les bombardiers allemands envoyés sur Londres n'ont jamais touché Saville Row. Les affaires sont les affaires. J'ai alors compris que j'étais très naif.
    JRMS