Le cynisme va-t-il nous emporter?

IDÉES - la polis



«Nous avons perdu le sens du vivre-ensemble, dit Claude Béland. Mais on peut le faire renaître» pour tenter d’atténuer la prolifération du cynisme et surtout ses effets pervers.

Photo : Newscom


Fabien Deglise - «Aujourd'hui, l'individualisme triomphe. On a l'impression qu'on ne peut compter que sur soi-même, on perd confiance dans les autres et forcément dans les institutions sociales.»
Les plaintes diminuent et l'homme ne s'en réjouit pas. Il y a quelques semaines, Claude Béland, président du Conseil d'éthique de l'industrie québécoise des boissons alcooliques, a déploré, en dévoilant le rapport annuel de son organisme, la chute constante des plaintes déposées par le public contre les publicités et campagnes de promotion pilotées par le monde de la bière, du vin, des spiritueux et des débits de boisson. Pubs et campagnes réputées pourtant sexistes, grossières et parfois déplacées.
En 2010, il y en a eu 50 % de moins que l'année précédente: 23 plaintes provenant de 21 personnes. Une chute constante année après année, attribuée un peu au travail de sensibilisation du conseil, dit-il, mais également «à l'augmentation du seuil de tolérance de la société québécoise à l'endroit du sexisme, tout comme à l'indifférence, à l'individualisme et au cynisme ambiant», qui viendraient en choeur alimenter une certaine apathie collective que plusieurs acteurs de la société, à commencer par les marchands de rêves — alcoolisés ou pas — et même les politiciens, pourraient à l'avenir de plus en plus exploiter.
«C'est possible, indique M. Béland, joint au téléphone par Le Devoir. Il suffit de regarder la campagne électorale et les messages publicitaires négatifs qui attaquent les messagers plutôt que les messages» pour voir que le cynisme, avec l'indifférence du système ou le mépris des conventions qu'il stimule parfois, peut être alimenté pour mieux être utilisé à des fins commerciales ou idéologiques.
La chose n'est pas nouvelle, mais elle pourrait aller en s'accentuant, au rythme de l'ascension du cynisme dans toutes les strates de la société. Ce serait la faute à l'individualisme, à la disparition des grandes idéologies, mais aussi à l'expression, avec force et répétition de discours moralisants, «de la bien-pensance et de la langue de bois» aussi, explique Benoît Castelnérac, professeur de philosophie ancienne à l'Université de Sherbrooke et responsable de la Société de philo de cette ville, qui récemment a présenté un slam philosophique sur le cynisme.
Dans sa dimension originelle, celle façonnée par Diogène de Sinope, le père du cynisme à l'époque de l'Antiquité grecque, l'inclinaison mentale a toutefois des vertus. «Le cynisme a des effets curatifs en amenant à réfléchir sur ce qui nous entoure», poursuit l'enseignant. Mais le temps des Lumières, le Tartuffe de Molière ou encore Le Neveu de Rameau, de Diderot, l'ont fait muter pour le transformer aujourd'hui en arme redoutable pour faire face au présent, sa morale et ses dérives en faisant disparaître une certaine capacité d'indignation, dit le sociologue Jacques Hamel, de l'Université de Montréal.
«Cynisme et fatalisme n'ont jamais été très loin, dit-il. Aujourd'hui, l'individualisme triomphe. On a l'impression qu'on ne peut compter que sur soi-même, on perd confiance dans les autres et forcément dans les institutions sociales», que le cynisme finit d'ailleurs par affaiblir.
«Tout est traité avec une grande légèreté et superficialité», ajoute Claude Béland, qui croit que son organisme n'est pas le seul à avoir été malmené par le cynisme. «La démocratie aussi l'est, dit-il. Aujourd'hui, nous avons de la difficulté à définir le bien et la morale. Quand on pose la question à des jeunes, ils nous répondent: "C'est ce qui ne me dérange pas". Ça, c'est de l'individualisme qui pousse au cynisme.»
Le cynisme alimente le cynisme et les politiciens en sont parfois les premiers responsables en portant des courants populistes, à vocation protestataire foncièrement cynique, comme l'a démontré, au début des années 90, Stéphane Dion, alors prof au Département de science politique de l'Université de Montréal, dans les pages de la Revue parlementaire canadienne. «Ils se retrouvent alors à remettre en question l'institution qu'ils disent vouloir représenter, commente Jacques Hamel. C'est un peu comme scier la branche sur laquelle on est assis», au prix d'un cynisme que seul un renouveau du collectif pourrait bien enrayer, croit M. Béland.
«Nous avons perdu le sens du vivre-ensemble, dit-il. Mais on peut le faire renaître» pour tenter d'atténuer la prolifération du cynisme et surtout ses effets pervers. «Les mouvements coopératifs sont sans doute d'excellentes pistes à exploiter, des écoles de la démocratie participative, que les politiciens devraient davantage soutenir.» «L'ère de l'individualisme va certainement se tempérer à la longue, ajoute M. Hamel. Nous allons y être forcés», pour sortir des culs-de-sac dans lesquels le cynisme peut conduire, en rendant de plus en plus difficile le débat et en induisant méfiance, parfois, à l'endroit de la réflexion, ajoute-t-il.
À moins que tout ça ne nous emporte, comme le laisse présager l'ancien publicitaire Claude Cossette, désormais prof de marketing à l'Université Laval. «Les contacts de plus en plus numérisés alimentent le cynisme et lui donne une nouvelle force, dit-il. Nous sommes entrés dans un mouvement irréversible. Ça va aller en empirant, jusqu'à ce que la société s'autodétruise, dans 100 ou 200 ans», ajoute l'universitaire en annonçant finalement la fin du cynisme, avec cynisme.
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Note - le lien et l'image de Diogène et Alexandre ajoutés par Vigile.


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