Le citoyen français

S. Dion - double citoyenneté

Ce qu'il pouvait être agaçant, ce politologue sorti de nulle part que le camp du NON déléguait sur toutes les tribunes pendant la campagne référendaire de l'automne 1995.
Agaçant mais efficace, il faut le reconnaître. D'ailleurs, une bonne partie de cet agacement venait précisément de son efficacité. Les souverainistes avaient plutôt l'habitude d'avoir les intellectuels de leur côté et celui-là était bien difficile à coincer, comme l'avait remarqué Aline Chrétien.
Tous ses arguments n'avaient pas la même rigueur. Affirmer qu'«avec la souveraineté, les Québécois perdront la citoyenneté et le passeport canadiens» était pour le moins douteux dans un pays qui reconnaissait la double citoyenneté depuis 1977.
À l'époque, M. Dion ne se doutait sûrement pas qu'il allait lui-même se retrouver au centre d'une controverse à cause de sa double nationalité, canadienne et française, mais quand on crache en l'air...
Certains se sont offusqués des propos d'un chroniqueur du Calgary Sun, Ezra Levant, selon lequel il devrait renoncer à sa citoyenneté française, comme l'a fait Michaëlle Jean, pour éviter toute possibilité de conflit d'allégeance. Ou simplement d'apparence de conflit.
Il peut sembler absurde de douter du patriotisme d'un homme dont les états de service dans la lutte pour préserver l'unité canadienne sont aussi irréprochables, mais la question posée par M. Levant est pertinente: que dirait-on si Stephen Harper avait la double nationalité canadienne et américaine? Le chroniqueur a lui-même donné la réponse: «On le traiterait de caniche des Américains.»
Soit, la démonstration de M. Levant aurait été plus convaincante s'il n'avait pas laissé paraître aussi ouvertement son peu d'estime pour la France, qu'il accuse d'armer tous les États terroristes de la planète, et pour les Québécois, qui valoriseraient la citoyenneté française en raison d'un complexe d'infériorité. Aurait-il eu la même réaction si M. Dion était né d'une mère britannique?
À Ottawa, les avis sont partagés. Le chef du NPD, Jack Layton, estime que M. Dion devrait renoncer à sa double nationalité, tandis que Gilles Duceppe ne voit que bigoterie dans ce débat. On peut très bien comprendre que la France occupe une place particulière dans le coeur du nouveau chef libéral. On sait aussi à quel point il peut être entêté, mais il devrait réfléchir froidement: cette histoire pourrait revenir le hanter.
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En éditorial, le National Post a évoqué une question de principe. «La nation canadienne devrait avoir un statut unique dans la vie de ceux qui aspirent à la diriger [...]. M. Dion, qui s'est opposé si longtemps aux efforts du Québec pour en diluer la canadienneté, devrait le comprendre.»
Un des chroniqueurs réputés du Post, Andrew Coyne, qui est pourtant un fervent admirateur de M. Dion, estime qu'il enverrait un «mauvais message». Pour ce chantre de la nation canadienne, le succès de cette «grande aventure» requiert un engagement total et exclusif. Cela signifie un seul passeport. You're in or you're out.
Ce n'est pas d'hier qu'on s'interroge sur la double citoyenneté. Dans un rapport intitulé La citoyenneté canadienne - Un sentiment d'appartenance, daté de 1994, le comité permanent de la Chambre des communes sur la citoyenneté et l'immigration, déjà préoccupé par les possibles conflits d'allégeance, avait recommandé au gouvernement Chrétien de revenir aux anciennes dispositions de la loi, en vertu desquelles un citoyen canadien adulte qui acquérait une autre nationalité devait renoncer à sa citoyenneté canadienne. Le gouvernement en a décidé autrement.
Il serait très présomptueux d'affirmer que l'autorisation de la citoyenneté double ou multiple est un signe de modernité et que, inversement, son interdiction est le fait d'une société rétrograde.
De nombreux pays occidentaux autres que le Canada permettent le cumul, par exemple les États-Unis, la France, l'Italie, le Mexique, les Pays-Bas, le Royaume-Uni. D'autres États tout aussi démocratiques l'interdisent: l'Allemagne, l'Australie, l'Autriche, l'Espagne, le Portugal, le Danemark, la Norvège, la Suède.
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Contrairement au Post, The Gazette ne voit pas comment M. Dion pourrait se retrouver dans une situation de conflit d'allégeance, même s'il devient premier ministre. Bien sûr, il y aura toujours des questions de politique internationale sur lesquelles le Canada et la France ne s'entendront pas, mais le quotidien montréalais dit n'avoir aucune raison de croire que la France pourrait avoir plus d'influence sur M. Dion que Tony Blair ou George W. Bush n'en ont sur Stephen Harper.
Cela ne fait aucun doute. Les premiers ministres issus du Québec ont tous été plus canadiens que nature. Le seul fait que sa double citoyenneté suscite un débat, alors qu'il est chef de l'opposition depuis à peine une semaine, laisse cependant prévoir de sérieux problèmes de perception.
La mère de M. Dion a raconté au Soleil que son fils lui avait déjà confié que les Canadiens anglais n'aimaient pas beaucoup qu'il soit français. D'ailleurs, elle se «moque absolument» qu'il abandonne sa citoyenneté française si cela pose un problème.
Depuis le «Vive le Québec libre!» du général de Gaulle, la France est très suspecte au Canada anglais. Il fallait voir la nervosité ambiante à l'ambassade canadienne chaque fois qu'un premier ministre péquiste mettait les pieds à Paris. Même si le PQ se retrouve dans l'opposition, on peut être certain que la visite prochaine d'André Boisclair sera suivie de très près.
Imaginons qu'au lendemain d'un troisième référendum, la France accepte d'entrer dans le «grand jeu» dont parlait Jacques Parizeau et reconnaisse la souveraineté du Québec. Au Canada anglais, elle deviendrait instantanément l'ennemie numéro un.
Simplement parce qu'elle a refusé de participer à la guerre en Irak, les Américains ont débaptisé les French fries. On a aussi reproché au sénateur John Kerry de savoir parler français. Au lendemain d'un OUI, M. Dion aurait déjà bien assez de problèmes avec ses origines québécoises. S'il fallait en plus qu'il soit citoyen français!
mdavid@ledevoir.com


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