Crise au Proche-Orient

Le Canada et la guerre Israël-Liban: rupture ou continuité?

Géopolitique — Proche-Orient


[Dernier de deux textes->1453]
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Ce texte cherche à comprendre la prise de position de l'actuel gouvernement canadien dans cette guerre en la comparant à la politique traditionnelle du pays. Il ne se veut donc pas un plaidoyer en faveur des deux parties dans un conflit dont les actes sont condamnables. Dans le présent climat surchauffé, cette précision me semble nécessaire.

La réflexion à laquelle donne lieu la politique du Canada est suscitée par la déclaration du premier ministre Harper, qui a qualifié de «mesurée» la réaction d'Israël à l'enlèvement de deux de ses soldats par le Hezbollah. L'acte du Hezbollah est condamnable quelles que soient les raisons invoquées par ce groupe, soit faire libérer quelques centaines de Libanais emprisonnés en Israël et mettre fin à l'occupation des fermes Shebaa par l'État hébreu.
Faits et méfaits
Quel que soit le démenti sans équivoque que les réalités sur le terrain libanais apportent à la déclaration du premier ministre, les propos du ministre des Affaires étrangères Peter MacKay sont encore plus explicites et vont plus loin. Pour lui, dans la crise actuelle, le choix est clair entre un gouvernement démocratiquement élu attaqué par des terroristes et un groupe de tueurs sans pitié.
Examinons d'abord la question du principe de proportionnalité de la campagne militaire israélienne. Le premier ministre du Liban, dont le caractère démocratique est reconnu par le ministre MacKay, a présenté, le 3 août 2006, le bilan suivant de l'action «mesurée» d'Israël dans son pays : 900 morts, 3000 blessés, dont un tiers d'enfants, sans oublier la destruction de l'infrastructure économique du Liban. Chacun a le droit de croire ses sources : l'ONU et le reste du monde, qui dénoncent les excès israéliens, ou les États-Unis de George W. Bush, l'Angleterre de Tony Blair, l'Israël d'Ehud Olmert, etc., qui ne représentent même pas l'ensemble de l'opinion publique de leur propre pays !
Au-delà des considérations politiques et conjoncturelles, il existe des principes fondamentaux gouvernant la vie internationale qu'on ne saurait sacrifier. Il y a un droit de la guerre à respecter et des vies à épargner à tout prix. Israël et le Hezbollah violent ces normes.
Le choix du ministre des Affaires étrangères est partiel, partial et très hâtif. Le tableau du Moyen-Orient se compose de plusieurs couches; il est complexe et ne peut se réduire à une lutte manichéenne entre le bien et le mal. Rompant avec la diplomatie canadienne, qui s'est traditionnellement montrée nuancée et imaginative, le ministre a repris mot pour mot la description que fait Israël du mouvement libanais : « Le Hezbollah est un cancer qui ronge le Liban en détruisant sa stabilité et sa démocratie.»
On peut, et surtout on doit, condamner la violence des États et des organisations qui opèrent en dehors du cadre étatique, mais dans le cas qui nous occupe, une évaluation plus précise de la place du Hezbollah dans la société libanaise s'impose. Ce groupe a fait élire des députés au parlement libanais à l'occasion d'élections démocratiques et compte des ministres au sein du gouvernement. Rappelons qu'un autre gouvernement démocratiquement élu, celui du Hamas dans les territoires palestiniens, fait l'objet d'attaques quotidiennes du Tsahal, et ce dans l'indifférence quasi générale des États démocratiques. On peut choisir pour qui voter, mais on ne peut rejeter le résultat des élections.
Politique du passé
En réduisant l'actuelle guerre à un conflit entre Israël et le Hezbollah, le ministre MacKay voit dans le Liban une victime collatérale et confirme que la position de son gouvernement est «classique». Si, par ce terme, il entend la politique passée du Canada, un survol rapide de celle-ci est nécessaire en vue de mieux apprécier la position actuelle.
Bien qu'il faille remonter relativement loin pour trouver une première présence canadienne dans la région du Proche-Orient et en Afrique du Nord, c'est la question juive, devenue le problème palestinien, qui a plongé le Canada dans la dynamique de la région.
Si l'on fait abstraction du rôle central qu'a joué le représentant canadien, Ivan Cleveland Rand, au sein de la Commission spéciale des Nations unies sur la Palestine, lors de la création de l'État hébreu en Palestine en 1948, la politique du Canada vis-à-vis du conflit israélo-arabe a souvent visé un certain équilibre. S'intéressant peu à la politique extérieure, le premier ministre Mackenzie King et son secrétaire d'État aux Affaires extérieures, Louis Saint-Laurent, ont laissé le dossier de la Palestine entre les mains de Lester B. Pearson, sous-secrétaire d'État, et du juge Rand. Très proche de la cause sioniste dans le projet de partage de la Palestine, Pearson a donné le feu vert à Rand, qui est ainsi devenu l'un des architectes de la création du nouvel État. La crise de Suez en 1956 a fait de Pearson un homme d'État exceptionnel, au point de se voir décerner le prix Nobel de la paix (1957), après avoir proposé de créer une force des Nations unies pour le maintien de la paix.
Le gouvernement de John Diefenbaker (1957-1963) annonce une pause dans les activités diplomatiques du Canada dans la région, quoique le premier ministre continue d'admirer Israël. Réélu cette fois comme premier ministre (1963-1968), Pearson reste fidèle à l'État d'Israël tout en se disant ouvert, insistant sur l'impartialité du Canada dans le conflit israélo-arabe.
La guerre de juin 1967 remet en question la sécurité mondiale et réactive la politique du Canada, qui joue un rôle dans la rédaction de la résolution 242 du Conseil de sécurité. Celle-ci voulait établir un équilibre dans le règlement du conflit en proposant la formule «terre contre paix». Dès 1967, la résolution 242 devient le fondement de la politique régionale du Canada. Pearson maintiendra cette position en dépit des gestes de l'opposition conservatrice de Diefenbaker en faveur de l'abandon de ce qu'il appelait la neutralité canadienne face aux Arabes déterminés à détruire la race juive.
La realpolitik de Trudeau
L'arrivée de Pierre Elliott Trudeau au pouvoir marque une étape importante dans la politique étrangère, qui doit désormais servir l'intérêt du Canada. La «dépearsonisation» de cette politique constitue une rupture nette avec la pratique du passé et le triomphe de la realpolitik.
S'intéressant plutôt aux rapports économiques avec les pays arabes, Trudeau donne l'appui du Canada aux résolutions 242 et 338. Tout en réitérant le droit d'Israël à vivre en paix, le Canada reconnaît «les droits et les aspirations légitimes des Palestiniens». Pierre Trudeau ne plie pas devant les pressions qu'exerce le premier ministre israélien Menachem Begin, lors de sa visite officielle à Ottawa, sur la question de la reconnaissance de Jérusalem comme capitale d'Israël.
L'interrègne de Joe Clark donne lieu à la controverse entourant le projet de transfert de l'ambassade canadienne de Tel-Aviv à Jérusalem. Après avoir cédé devant les pressions du lobby pro-transfert, le premier ministre Clark revient sur sa décision, qui allait à l'encontre de la lettre et l'esprit des résolutions 242 et 338, pierres angulaires de la politique canadienne dans le conflit opposant Israël et les États arabes, et qui s'était attiré les foudres de pays comme les États-Unis, lesquels avaient déconseillé le déménagement.
Le retour de Trudeau au pouvoir annonce une plus grande objectivité dans la politique canadienne. L'invasion du Liban par Israël en 1982 provoque l'envoi de trois lettres par Trudeau à son homologue israélien, dans lesquelles il condamne Israël et souligne sa vive opposition à cette intervention. Il appelle du même souffle Israël à la modération.
Les mandats du premier ministre Brian Mulroney marquent une distance par rapport à la politique du gouvernement précédent. La position pro-israélienne du premier ministre contraste avec celle du secrétaire d'État aux Affaires extérieures, Joe Clark. Si Mulroney parle de retenue dans l'usage de la force par l'armée israélienne contre les Palestiniens dans le contexte de l'Intifada en 1987, Clark dénonce la répression brutale des Palestiniens dans les territoires occupés. Fait étonnant, le Canada de Mulroney-Clark reconnaîtra même l'OLP.
De leur côté, les gouvernements de Jean Chrétien et Paul Martin mettent en oeuvre une politique moyen-orientale très timide, axée sur les relations économiques.
Le duo Harper-MacKay se montre plus cohérent dans sa position pro-israélienne que les gouvernements précédents. Le rapprochement avec Washington, après des années assez difficiles sous les libéraux, pourrait constituer un élément expliquant les propos de Harper, qui ne sont pas sans rappeler les positions de Mulroney, lui aussi très proche d'un président américain pro-israélien.
Ce dont le Proche-Orient a besoin ces jours-ci, c'est un cessez-le-feu immédiat pour mettre fin à la folle tuerie à laquelle nous assistons aujourd'hui. Le Canada doit l'âge d'or de sa diplomatie à l'imagination de ses dirigeants. Les dirigeants actuels du Canada sont-ils à l'hauteur des défis que le Proche-Orient pose à la communauté internationale ?
Houchang Hassan-Yari
_ Professeur et directeur, département de science politique et d'économique, Collège militaire royal du Canada à Kingston


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