Le Brexit est le produit de la désindustrialisation

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La mondialisation a coupé Londres du Royaume-Uni périphérique


À la veille d’une élection qui devrait reporter au pouvoir celui qui avait dirigé la campagne du Leave en 2016, en sait-on plus sur les origines profondes de cette révolte historique qui secoue le Royaume-Uni depuis trois ans ? À droite, on a accusé les partisans du Remain de vouloir continuer à dépouiller le Royaume-Uni de sa souveraineté. À gauche, on a répondu aux partisans du Leave qu’ils n’étaient que des nostalgiques de la grandeur perdue de l’Empire.


Dans cette cacophonie, la voix de l’historien David Edgerton émet un son différent. Pour l’historien du King’s College de Londres, auteur de The Rise and Fall of the British Nation (Penguin), les racines du Brexit se trouvent moins dans les frictions historiques entre Londres et Bruxelles que dans les choix économiques faits par le Royaume-Uni depuis 40 ans. Le sentiment de dépossession ressenti par toute une partie de la population britannique, dit-il, n’a rien à voir avec la nostalgie de l’Empire, comme l’affirme une partie de la gauche, mais tout à voir avec la véritable disparition du capitalisme national, qui avait fait la prospérité de l’après-guerre.


« Vente de feu »


« Depuis 40 ans, le Royaume-Uni s’est désindustrialisé à un niveau difficilement imaginable, dit-il. Dans les années 1960, il était aussi industrialisé que la France et l’Allemagne. Il y avait un capitalisme national britannique qui comprenait des industries automobiles, chimiques, pharmaceutiques et aéronautiques. Aujourd’hui, pratiquement tout est disparu. Contrairement à celles de l’Allemagne et de la France, toute notre industrie automobile est propriété étrangère. Les Français nous vendent encore des voitures alors que nous n’en vendons plus en France. Les entreprises qui ont fait la réputation du Royaume-Uni n’existent plus. Imperial Chemical a été vendu en pièces détachées. Il n’y a pas d’équivalent de Siemens ici. Les Français possèdent plusieurs de nos compagnies de transport. Sur certains bus de Londres, on peut même voir le symbole de la RATP. »



Londres est une île riche et cosmopolite dans une nation qui va très mal. Le fossé est abyssal.




Pour David Edgerton, cette transformation radicale n’était pas inévitable. Ce fut d’abord un choix idéologique. « Margaret Thatcher avait peut-être un discours nationaliste pendant la guerre des Falklands, mais sur le plan économique, c’était une internationaliste. Elle était radicalement libre-échangiste. Imaginez qu’après avoir été le premier producteur mondial, à la fin des années Thatcher, le Royaume-Uni était devenu un importateur net de charbon. C’est comme si le Québec importait du sirop d’érable ! »


Selon l’historien, cette désindustrialisation radicale s’est faite sans le dire. On parlait de profits, d’ouverture sur le monde, de trouver les meilleurs gestionnaires (les Britanniques n’étant jamais assez bons). En réalité, dit Edgerton, on était en train de vendre le pays aux plus offrants. « Jusque dans les années 1970, l’équilibre des comptes extérieurs était un indice de la santé de l’économie. Aujourd’hui, il est tellement mauvais qu’on n’en parle plus. »


Le mirage londonien


Bien sûr, le voyageur qui débarque à Londres n’a pas cette impression de désolation. Mais, dit Edgerton, il ne faut pas se laisser impressionner pas cette prospérité. « Le reste du pays est largement dévasté et abandonné. Aujourd’hui, 35 % des Londoniens sont nés à l’étranger. On a assisté à une croissance extraordinaire des services financiers liés à la libéralisation. Avec des emplois très bien payés, qui attirent même les élites étrangères. Londres est une île riche et cosmopolite dans une nation qui va très mal. Le fossé est abyssal. »


Comme l’a fait avant lui le sociologue français Christophe Guilluy, David Edgerton compare Londres aux cités-États du Moyen Âge. « Ce n’est plus la capitale d’une nation, mais une île, une cité-État mondialisée. Les Londoniens ont voté pour le Remain parce qu’ils sont engagés dans l’économie mondialisée européenne. Les Londoniens savent qu’ils se font soigner par des infirmières nigériennes et des médecins espagnols. »


Malheureusement, dit l’historien, ni les travaillistes ni les conservateurs ne veulent parler de ce qu’il faut bien appeler la disparition du capitalisme national en Grande-Bretagne. On se tait à ce propos. « Il se peut que des firmes internationales gèrent mieux notre électricité et nos transports, mais cela veut dire que vous n’avez plus aucune indépendance économique. Et cela même dans des secteurs stratégiques qui ont une importance particulière pour un pays. »


Or, le plus étonnant, dit-il, c’est qu’on n’a jamais discuté de tout ça pendant le débat sur le Brexit. « Les Brexiters ont parlé de “reprendre le contrôle” (take back control), mais jamais de renationaliser l’économie britannique. On s’est contenté de s’en prendre à la bureaucratie bruxelloise, jamais au capital étranger. »


Une économie nationale à reconstruire


Malgré les signes contraires que semble donner Boris Johnson dans cette campagne, et auxquels David Edgerton ne croit guère, l’historien déplore qu’une grande partie des leaders du Brexit veuille encore plus de libre-échange et plus de dérégulation. « Les partisans du Leave ont le sentiment profond de s’être fait voler quelque chose. Ces gens ne sont pas nostalgiques, ils se souviennent tout simplement que le Royaume-Uni a déjà été une puissance économique. »


Comme les capitalistes britanniques n’ont plus vraiment d’intérêts nationaux et que ni les travaillistes ni les conservateurs ne croyaient réellement au Brexit, personne n’a formulé de programme pour le mettre en pratique. Voilà qui explique la confusion actuelle, soutient Edgerton. Malgré tout, « le Brexit nous a instruits sur cette réalité et nous a montré à quel point notre économie était dépendante. Il faudra bien reconstruire une économie nationale, que ce soit dans l’Union européenne ou en dehors. Ce sera absolument nécessaire. Il faudra bien une politique de cohésion nationale et que l’on cesse de ne s’occuper que des profits immédiats pour s’occuper de la nation dans son ensemble. »



Ce reportage a été financé grâce au soutien du Fonds de journalisme international Transat- Le Devoir.




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