Les continents se déplacent imperceptiblement sans qu’on en ait conscience. Il en va de même de certaines idées qui s’incrustent dans le paysage sans qu’on les voie arriver. Un beau matin, elles sont là et on croit qu’elles y ont toujours été. De même, certains discours deviennent des leitmotivs que la conscience populaire transforme subrepticement en évidence. Allez affirmer le contraire et l’on ne vous entendra pas. Vous serez inaudible.
Je veux ici parler de notre perception de la langue, celle que nous utilisons chaque jour comme des millions de francophones à travers le monde. La semaine dernière, le hasard a voulu que je tombe sur cette déclaration de notre toute nouvelle ministre de la Culture, Hélène David.
« J’vous jure que c’est pas facile, les épreuves uniformes de français, disait-elle. On peut-tu [sic] commencer par relire nos courriels et se dire qu’on n’a pas fait de fautes […]. C’t’une langue difficile, le français. »
Difficile, le français ? La première fois que j’ai entendu cette affirmation, c’était il y a plusieurs années dans la bouche d’un élève du secondaire interviewé à la télévision. Il y avait dans sa voix une tristesse profonde. Puis, je l’ai entendue dans la bouche de nombreux professeurs. Je ne me souviens pas que les miens m’aient jamais dit une chose pareille. Ils ne cessaient d’affirmer que le français était facile pour autant qu’on en respecte les règles. Or, voilà qu’un discours misérabiliste sur le français se trouve élevé au rang de parole officielle et qu’il est cautionné par nulle autre que la ministre qui est aussi responsable de la protection et de la promotion de la langue française.
Imagine-t-on André Malraux ou Georges-Émile Lapalme, qui ont occupé les mêmes fonctions que Mme David en France et au Québec, se plaignant de la difficulté de leur langue ? Mais peut-être n’est-il pas besoin de remonter si loin. Vous voyez l’effet qu’aurait eu, quelque part dans les années 1990, un discours de Jack Lang ou de Louise Beaudoin se plaignant de la difficulté de l’accord des participes passés et de la concordance des temps. J’ai beau fouiller dans ma mémoire de journaliste, je ne peux pas non plus imaginer une déclaration semblable dans la bouche d’un ministre de la Côte d’Ivoire ou du Burkina Faso. Au contraire, tous auraient rivalisé d’aisance dans le choix des mots et du style afin de démontrer par l’exemple, comme le dit si bien la ministre, combien cette langue était extraordinaire, qu’elle avait des ressources et qu’il était aisé de s’en saisir pour nommer le monde.
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Au contraire, dans cette déclaration, notre ministre semblait traîner sa langue maternelle comme un boulet — sur le fond comme dans la forme d’ailleurs. Car, au-delà du lieu commun, que voulait-elle vraiment dire en affirmant que le français est « difficile » ? Une langue ne peut pas être difficile en soi. Elle l’est nécessairement par rapport à quelque chose. La ministre veut-elle dire que le français est plus difficile que les mathématiques, la physique ou la philosophie ? Ou faut-il comprendre que le discours subliminal qui se cache derrière cette prétendue difficulté du français, c’est que celui-ci serait plus difficile que les autres langues ? Que l’anglais, par exemple, pour ne pas le nommer ?
Si tel est bien le sens des propos de la ministre, il faudrait lui rappeler que nombre de linguistes, dont le défenseur du multilinguisme Claude Hagège, estiment que l’orthographe de l’anglais est en réalité beaucoup plus difficile que celle du français puisque les mêmes sons s’y expriment dans un plus grand nombre de graphies différentes. On pourrait aussi rappeler à Mme David que, selon le Prix Nobel Gao Xingjian, auteur de La montagne de l’âme, il est d’autant plus facile d’avoir une écriture correcte en français que notre grammaire est stricte et les exceptions, moins nombreuses qu’ailleurs. La « difficulté » du français est aussi sans commune mesure avec celle de ces langues qui, comme l’allemand, ont conservé du latin les déclinaisons. Et pourtant, on n’imagine pas le ministre allemand de la Culture en train de se plaindre de la « difficulté » de la langue de Goethe.
S’il fallait une preuve de la bilinguisation croissante des esprits au Québec, la ministre nous l’aura fournie sans attendre. Pour peu, on aurait eu l’impression qu’elle parlait du français comme d’une langue seconde. Comme si elle l’observait de l’extérieur. Et cela, la même semaine où un sympathique comique full bilingue triomphait pour une seconde année consécutive au Gala Les Olivier.
Cette plainte lancinante sur la langue, on l’entend évidemment beaucoup plus rarement en France, en Suisse ou en Belgique. Dans ces pays, plusieurs auront d’ailleurs noté que le Québec n’est plus tout à fait le défenseur du français qu’il a déjà été.
On voit mal en effet comment nous pourrions jouer un rôle de leader dans la Francophonie en traînant une telle conception de notre langue commune. Que faudrait-il en effet penser d’un capitaine du Canadien qui se plaindrait sans cesse que le hockey est un sport « difficile » ? On lui proposerait probablement d’aller plutôt jouer au curling.
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