Pour un historien, dénicher un document inédit, déterminant, dont on commençait à douter de l’existence, c’est un peu comme gagner à la loto.
• À lire aussi: Les 50 ans de la crise d'Octobre: photos et documents inédits
Éric Bédard, professeur à la Télé-Université et auteur de nombreux livres – dont Histoire du Québec pour les nuls –, a eu cette chance récemment. Et en plus, cela s’est présenté d’une manière incroyable.
Il le raconte dans la toute nouvelle édition de Chronique d’une insurrection appréhendée (Septentrion, 2020), ouvrage publié une première fois en 1998 et qui porte sur la crainte suscitée par les mouvements de jeunes avant et pendant les événements d’octobre 1970.
Les 500
Depuis 50 ans, on évalue qu’environ 500 personnes, dans tout le Québec, mais principalement à Montréal, ont été envoyées derrière les barreaux à partir du 16 octobre 1970, date de promulgation, par Trudeau père, de la Loi sur les mesures de guerre.
Pressé de questions à la Chambre des communes en 1971, le ministre fédéral de la Justice, John Turner, avait précisé qu’il y avait eu « 497 arrestations », rappelle Bédard.
Mais depuis, aucune liste officielle, aucun document émanant des autorités n’avaient alors été rendus publics. Une liste a été dressée par la Fondation Octobre et l’auteur Louis Fournier. Ce dernier l’a publiée dans FLQ, histoire d’un mouvement clandestin (VLB). Elle contient quelque 360 noms de personnes arrêtées sans mandat.
Document négligé
Fin 2019, Éric Bédard est à réviser la réédition de sa Chronique d’une insurrection appréhendée, lorsqu’il revoit, sur une étagère dans son bureau, un document qu’un homme était venu lui porter en personne, dans un endroit discret, en juin de la même année.
Il l’avait d’abord croisé en avril dans une librairie, à la fin d’une activité publique. L’homme prétexta vouloir le rencontrer afin de lui remettre le « roman d’une amie ». Quelques semaines plus tard, une fois seul face à Éric Bédard, il précisait vouloir lui remettre des documents sensibles concernant la crise d’Octobre.
Bédard comprend vite que l’homme se trouve à réaliser ainsi les dernières volontés de son épouse chérie, décédée en 2012. Elle lui avait explicitement demandé de transmettre ces documents à un historien.
Bédard accepte de prendre ce dossier « peu volumineux », mais demeure sceptique en son for intérieur.
« Je suis souvent approché par des gens qui veulent me faire des révélations. »
Il remercie tout de même le curieux commissionnaire, qui avait fait deux heures de route pour faire cette livraison. Une fois chez lui, Bédard dépose le dossier sur l’étagère et l’oublie pratiquement.
Une vraie trouvaille
Quand il décide d’en prendre connaissance, des mois plus tard, il comprend rapidement qu’il a affaire à quelque chose d’important.
« Il y avait d’abord une liste au titre savoureux, “Opération Cross-Laporte” ! »
Dans celle-ci, les noms des poètes arrêtés, Gérald Godin, Gaston Miron, entre autres. Il y a là les adresses, les dates de naissance et des annotations à la main : « prolongé », « relâché », « libéré ». Une grande majorité de jeunes, ce qui confirme la thèse de Bédard. Sur une autre feuille, « Compilation des personnes arrêtées par région, le 4 novembre 1970 ».
En fait, ce sont les documents de travail de Me Gilbert Morier, qui était alors un des substituts au Procureur général et ministre de la Justice, Jérôme Choquette.
« Responsable de toutes les arrestations dans la région de Montréal, Morier montait les dossiers. »
La femme du mystérieux commissionnaire avait recueilli ces documents lorsqu’elle travaillait auprès de Morier.
Confirmation
Bédard se méfie d’abord de son propre enthousiasme. Il contacte l’expert ès FLQ, Louis Fournier, qui lui confirme que jamais une telle liste officielle n’a été rendue publique. « Tu es tombé sur une pièce majeure, Éric ! »
Le dossier Morier ajoute près de 70 noms à la liste déjà constituée par Fournier. Certains documents permettent d’entrevoir les immenses difficultés d’interprétation posées par l’application concrète de la Loi sur les mesures de guerre.
« Rétroactive ou pas ? Les prisonniers avaient-ils le droit de rencontrer leur avocat, leurs proches ? »
Absolument ravi d’ajouter cette pièce au dossier historique sur cet épisode sombre de l’histoire du Québec et du Canada, Bédard tient à recontacter l’homme pour le remercier. Il lui écrit sur Messenger. Pas de réponse. Une recherche sur internet explique tout : l’homme est décédé quelques jours plus tôt. Bédard se console. Il eut au moins le bonheur d’être le « dépositaire du secret d’un couple qui s’était beaucoup aimé ».